Ce texte fait partie d’une série d’articles abordant la question de l’au-delà et de la mort en Corée. Cette recherche est le résultat de plusieurs travaux de terrain, de rencontres avec des professeurs et chercheurs Français, Coréens, Américains, Chinois et Taïwanais. L’ensemble des données et réflexions présentées ici sont partie prenantes d’un travail de recherche plus large mené au cours d’un cursus de Master et ont été consignées, présentées dans un mémoire de recherche de Master 2 défendu en 2017. Par conséquent, sauf mention contraire, l’ensemble des données présentées appartiennent à l’auteur. Des notes de bas de pages en fin d’articles citent les sources primaires et secondaires ayant servit à l’étude. Les images présentes dans les articles sont la propriété des institutions mentionnées et sont utilisées ici à titre de citations avec mentions légales. Toute personne diffusant et/ou utilisant les données sans accord préalable s’expose à des poursuites judiciaires.
Episode 1 : Une certaine idée du destin après la mort
La longue évolution de la conception de l’au-delà en Chine
Il semble que dès la fin de la dynastie des Han (débuts du IIIe siècle) en Chine, alors que l’idée se répand que la longévité de la vie d’un individu est déterminée par ses actes, le taoïsme propose une vision d’un au-delà souterrain, où opère une bureaucratie divine, à l’image des bureaucraties terrestres et célestes. Cette bureaucratie souterraine est décrite avec précision dans le Livre de la Grande Paix 太平經 (chin. Taipingjing). Mais c’est avec le développement de l’école du Joyau sacré 靈寶 (chin. Lingbao), que l’idée d’une prison souterraine de l’au-delà 地獄 (chin. diyu ; cor. chiok) prenant place sous le mont Tai 泰山 (dans l’actuelle province du Shandong 山東) s’inscrit dans le paysage religieux chinois. Les textes sacrés du Lingbao introduisent l’idée de la nécessité du salut des défunts et insistent sur le ritualisme comme moyen salvateur pour éviter les mondes infernaux [1]. Le bouddhisme, qui arrive en Chine dans la seconde moitié du Ier siècle, n’est pas étranger à la notion d’une prison souterraine où résident les défunts ayant commis de mauvais actes au cours de leur précédente vie [2]. C’est cette notion de prison des êtres fautifs, le naraka, qui sera traduit par la suite par le terme de « prison souterraine » 地獄, commun à la fois au taoïsme et au bouddhisme [3]. Au Ve siècle, se diffuse dans la Chine des Six Dynasties 六朝 (220-589) l’idée de transfert des mérites 迴向, pariṇāmanā (chin. huixiang ; cor. hoehyang), c’est-à-dire le fait que des actes, comme les prières ou les offrandes, peuvent rapporter des bienfaits pour les personnes disparues [4]. De cette façon, les vivants sont impliqués dans le devenir des défunts dans l’au-delà.
C’est sur ces bases que se développa l’idée selon laquelle les vivants peuvent, par le ritualisme, influer sur leur devenir, mais aussi sur celui de leurs proches, dans l’espoir d’une bonne renaissance. La synthèse des Trois enseignements sur la question du destin post-mortem s’opéra en Chine à partir du IXe siècle, et lie à la fois des croyances populaires chinoises, le culte des ancêtres confucéen, les notions bouddhiques de saṃsāra et de karma, et des divinités venues du bouddhisme et du taoïsme [5]. De cette fusion naît le modèle d’un au-delà, que Stephen Teiser qualifie de « purgatoire », en cela qu’il n’est pas définitif et qu’il est le lieu de désignation de la condition dans laquelle va renaître le défunt [6]. Nous y préférons le terme de « parcours post-mortem » ou « destin post-mortem » plus éloigné d’une connotation liée aux monothéismes. Il est surtout plus précis de traduire avec le plus d’exactitudes possible les termes utilisés en langue ancienne pour qualifier ces lieux et conditions : prison souterraine, cours sombres, etc. Au Xe siècle, la synthèse des écoles sur la définition de l’au-delà et des rituels devant être exécutés pour le salut du défunt aboutit à la compilation d’un texte apocryphe chinois : le Soutra énoncé par le Bouddha à propos des quatre ordres sur la prophétie donnée au roi Yama concernant les Sept de la vie qui doivent être cultivés en préparation de la renaissance dans la Terre Pure des Dix rois 佛說閻羅王授記四眾逆修生七往生淨土 ou (plus simplement) le Soutra des Dix rois 十王經 [7]. Le soutra commence par une série de louanges envers plusieurs divinités, certaines issus du Brahmanisme ancien et présentes dans le Bouddhisme, comme Indra le maître des cieux ou Brahmā le créateur, et d’autre dont le transfert cultuel est encore plus saisissant, comme Yama, dieux de la mort et ici souverain en chef des cours sombres, cinquième rois du parcours [8]. Puis, le texte prend alors la forme d’une discussion entre le Bouddha et son cousin et élève Ānanda sur le déroulement du jugement dans l’espace post-mortem et le rôle du roi Yama [9]. Le soutra se poursuit par une question du roi Yama au Bouddha concernant le cavalier noir, personnage que nous retrouverons dans l’iconographie du parcours de l’au-delà [10]. Le Bouddha explique son rôle d’interface entre les vivants et l’au-delà. Puis, le texte est composé de louange, expliquant le cheminement du défunt dans une existence post-mortem sur une durée de trois ans, durant laquelle il doit se soumettre au jugement de dix tribunaux des cours sombres, gouvernés par les Dix rois [11].
L’origine textuelle des Dix rois
Le jour de sa mort, le défunt est visité par le cavalier noir qui vient le prévenir de son état et que celui-ci entame le parcours dans les cours sombres. Ainsi, sept jours après sa mort, le défunt est conduit par un messager devant la première cours du premier roi : le roi qui étend le royaume de Qin 秦廣王 ; et ne sortira du « parcours infernal » que trois ans après sa mort, après que le dixième et dernier roi : le roi qui actionne la roue des renaissances dans les cinq voies 五道轉輪王 lui ait donné une nouvelle existence en fonction de son karma, soit la balance entre ses mérites et démérites passés. Le groupe des Dix rois est une constitution historique et religieuse aux origines plurielles. Les origines et la création du groupe des Dix rois ont été mises en évidence par Stephen Teiser. Le premier roi est le grand roi qui étend le royaume de Qin 秦廣王, qui deviendra le premier empire de l’histoire de la Chine en 221 avant notre ère [12]. Le second roi est le roi de la première rivière 初江王, et son nom fait référence à la rivière Naihe 奈河, qui est l’élément géographique faisant partie des enfers et qui apparaît aussi bien dans le Soutra des Dix rois que dans l’iconographie de certaines œuvres que nous verrons par la suite. Or, la rivière apparaît dans « l’étape » constituée par la cour qu’il administre, et où l’âme du défunt doit traverser la rivière Naihe 奈河. Le nom de la rivière lui-même viendrait d’un jeu de mot en chinois, entre Naihe 奈河 « la rivière Nai » et Naihe 奈何, et qui signifie « sans recours » [13]. Le troisième roi est le Roi des Song 宋帝大王. Le nom du troisième roi n’apparaîtrait pas dans des sources anciennes. Selon Stephen Teiser, l’appellation du troisième roi pourrait avoir pour origine la dynastie des Liu des Song 劉宋朝 [14], également appelée dynastie des Song antérieurs 前宋朝, et qui régna en Chine du Sud de 420 à 479, lors de la période des Dynasties du Nord et du Sud. Le quatrième roi est le Roi des cinq officiers 伍官王 ; son origine est méconnue, mais il apparaît dans le Soutra de la Consécration 灌頂經 écrit par le moine kouchan Po-Śrīmitra 帛尸梨蜜多羅 (307-312), comme étant le second dans les rangs des divinités des enfers, juste après le roi Yama. Le cinquième roi est le Roi Yama 閻羅王, qui possède le rang le plus haut parmi les divinités de l’au-delà [15]. Le culte du roi Yama est d’origine indienne et renvoie à une sinisation du dieu indien Yamarājā, dont le culte est également associé aux enfers dans le bouddhisme indien, en tant que dieu protecteur de la Loi 護法善神(chin. hufa shanshen ; cor. hopŏp sŏnsin), plus connus sous leur noms sanskrit de dharmapāla [16]. Le sixième roi est le Roi des transformations 變成大王, mais son origine est, d’après Stephen Teiser, assez confuse. Un manuscrit du début du Ve siècle, les Notes sur les signes des mondes ténébreux 冥祥記 (chin. Mingxiangji), composé par Wang Yuan 王琰 (424-479) racontant un voyage dans des régions obscures, dont une ville où les êtres verraient leurs formes se transformer [17]. Stephen Teiser suggère également, que d’autres manuscrits, qu’il ne cite pas, évoquent l’homophonie du sinogramme bian 變 avec l’ancien nom de la ville de Kaifeng (Bian 汴). En fin de compte, Stephen Teiser insiste sur le fait que le nom donné à ce roi a avant tout une origine géographique [18]. Le septième roi est le Roi du mont Tai 泰山王 (ou 大山王). Comme nous l’avons déjà évoqué précédemment, la tradition de l’école du Joyau sacré, le Lingbao 靈寶, attribue au mont Tai 泰山 dans l’actuelle province du Shandong, où se trouverait la prison souterraine de l’au-delà 地獄 [19]. Le huitième roi est le Roi de l’impartialité 平等王, dont le nom proviendrait d’un épithète du Roi Yama [20]. Une autre origine du Roi de l’impartialité serait un texte manichéen retrouvé en Chine : La seconde partie des éloges du Manichéisme 摩尼敎下部讚 (chin. Monijiaoxiabuzan), qui le désigne comme un des douze juges des enfers manichéens [21]. Le neuvième roi est le roi de la capitale 都市大王, qui selon Paul Pelliot, doit son origine à la forme longue de son nom : « le grand roi du marché de la capitale ». Toujours selon lui, le marché était très certainement le lieu des exécutions publiques dans la Chine ancienne, d’où une certaine proximité avec des prisons d’où les fonctionnaires porteraient leur nom de fonction, proche de celui du neuvième roi [22]. Enfin, le dixième roi est « le roi qui actionne la roue des renaissances dans les cinq voies » 五道轉輪王. La plus ancienne évocation du dixième roi provient d’un texte tantrique du VIIIe siècle [23], le Soutra des consécrations 灌頂經 (chin. Guangdingjing), compilé par le moine Amoghavajra 不空金剛 (705-774).
Les premières mentions en Corée
C’est donc après une longue évolution syncrétique et la composition d’un panthéon propre à l’au-delà en Chine, que cette croyance arriva en péninsule coréenne. Le plus ancien témoignage du parcours dans le jugement de l’au-delà semble être un épisode des Histoires oubliées des Trois Royaumes 三國遺事 (cor. Samguk yusa), dont la compilation est attribuée en partie au moine Iryŏn 一然 (1206-1289) durant le Koryŏ (918-1392). Le texte raconte l’épisode d’un moine nommé Sŏnyul 善律, séjournant au monastère de Mangdŏk 望德寺 à proximité des restes actuels du monastère des quatre rois célestes 四天王寺. A sa mort, le moine « descendit » dans l’au-delà, mais le roi Yama, saisi d’admiration par le travail de copie des soutras que le moine avait réalisés au cours de son existence, ordonna son renvoi sur la terre des vivants [24]. Outre les légendes, l’Histoire du Koryŏ 高麗史 (cor. Koryŏ-sa) évoque le fait que de nombreuses fêtes bouddhiques avaient lieu à Kaegyŏng 開城, capitale du Koryŏ (actuelle Kaesŏng, RPDC). Le texte compilé suggère que Kim Ch’iyang 金致陽 (?-1009), un noble de la cour du Koryŏ ayant des liens de sang avec la reine mère Ch’ŏnch’u 千秋太后 (964-1029), aurait fait construire un monastère dédié au culte et aux rites des Dix rois 十王寺 dans la partie nord-ouest du palais [25]. Ce témoignage est confirmé par les travaux de l’archéologue Ko Yusŏp (1905-1944), pionnier de la recherche en histoire de l’art et sur le patrimoine coréen, lors de ses travaux de fouilles à Kaesŏng, sur le site du palais royal à Manwŏldae 滿月臺, puisqu’il attesta la présence des fondations d’un bâtiment pouvant correspondre au monastère, sans pour autant en être certain [26]. Les Dix rois sont l’objet de légendes et de cultes pendant la période médiévale. Le Koryŏ-sa mentionne aussi la visite du roi Sukjong 肅宗 (r. 1095-1105), de la reine et du prince héritier au monastère de Hŭngbok 興福寺 en 1102, à l’occasion d’une célébration dans le temple dédié au culte des dix rois 十王堂 nouvellement construit [27]. Puis, sous le règne du roi Injong 仁宗 (r.1122-1146), le souverain se serait rendu dans un monastère des Dix rois 十王寺 en 1146, alors qu’il était souffrant [28]. Le Koryŏ-sa indique ponctuellement quelques éléments nous laissant penser que le culte des Dix rois aurait été adopté notamment par la cour du Koryŏ, comme en témoigne les appellations des monastères évoqués. C’est d’après ces minces observations, que nous pouvons imaginer que les élites du Koryŏ avaient connaissances des légendes des Dix rois, sans pour autant savoir si la production d’œuvres relatives à ce thème avait lieu directement à la cour.
Né d’une synthèse de cultes et d’idées sur le destin post-mortem à la croisée du Taoïsme et du Bouddhisme, tout en étant influencé par d’autres cultes, les cours sombres des Dix rois sont devenus une vision commune de l’au-delà entre la Chine et les pays qu’elle eut influencée au cours de son histoire. La Corée a largement adopté ce culte, son calendrier rituel et les conceptions qui l’entourent. De là va naître un thème pictural que l’art bouddhique coréen n’aura de cesse de développer.
Bryan Sauvadet
1. Zürcher, Erik. 1959, pp.18-80
2. Goossaert, Vincent. 2010, p.20
3. Teiser, Stephen F. 1994, p.82
4. Hureau, Sylvie. 2009, pp.493-529 & Williams, Paul. 2008, p.158
5. Teiser, Stephen F. 1994, p.82
6. Teiser, Stephen F. 1994, pp. 1-15
7. Foshuoyuxiushiwangshengqijing 佛說預修十王生七經, suite du Taisho X.I , n°21
8. T. X.I, n°21 [0408a13] 如是我聞。一時佛。在鳩尸那城。阿維跋提河邊。婆羅雙樹間。臨般涅槃時。舉身放光。普照大眾。及諸菩薩摩訶薩。天龍神王。天王帝釋。四天大王。大梵天王。阿脩羅王。諸大國王。閻羅天子。大山府君。司命司錄。五道大神。地獄官典。悉來集會。敬禮世尊。合掌而立 讚曰。時佛舒光滿大千。普臻龍鬼會人天。釋梵諸天冥密眾。咸來稽首世尊前。
9. T. X.I, n°21 [0408b02] 爾時阿難白佛言。世尊。閻羅天子。以何因緣。處斷冥間。復於此會。便得授於當來果記。佛言。於彼冥途。為諸王者。有二因緣。一是住不思議解脫不動地菩薩。為欲攝化極苦眾生。示現作彼琰魔等王。二為多生習善犯戒故。退落琰魔天中。作大魔王。管攝諸鬼。科斷閻浮提內。十惡五逆。一切罪人。繫閇牢獄。日夜受苦。輪轉其中。隨業報身。定生注死。今此琰魔天子。因緣已熟。是故我記。來世寶圓。證大菩提。汝等人天。不應疑惑 讚曰。悲增普化示威靈。六道輪迴不暫停。教化厭苦思安樂。故現閻羅天子形。
10. T. X.I, n°21 [0409b09] 閻羅法王。白佛言。世尊。我等諸王。皆當發使乘黑馬。把黑幡。著黑衣。撿亡人家。造何功德。准名放牒。抽出罪人。不違誓願 讚曰。諸王遣使撿亡人。男女修何功德因。依名放出三塗獄。免歷冥間遭苦辛。
11. T. X.I, n°21 de [0409b14] à [0409c17]
12. Teiser, Stephen F. 1994, p.173
13. Dregen, Jean-Pierre. 1999, p.189 – C’est une expression en chinois classique correspondant à une question rhétorique : que faire ? (expression du désarroi)
14. Teiser, Stephen F. 1994, p.174
15. Kim, Chŏng-Hui. 1991, p.35
16. Teiser, Stephen F. 1994, p.175
17. Ming xiang ji 冥祥記
18. Teiser, Stephen F. 1994, p.176
19. Ibid.
20. Drege, Jean-Pierre. 1999, p.195
21. Moni jiao xiabu zan 摩尼教下部讚, T. X.IV, n°2140
22. Teiser, Stephen F. 1994, p.177
23. Guangdingjing 灌頂經, T. X.I, n°1331
24. SGYS : 5, 感通 7
25. KRS : 127, 5a
26. Ko, Yusŏp. 1993, p.131
27. KRS : 11, 36b
28. KRS: 17, 15a – Nous ne sommes pas certains que le roi fit le déplacement. La formulation dans le KRS laisse paraître que le roi était trop malade pour se déplacer.
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