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Adrien Gombeaud

Vingt ans de cinéma coréen


Depuis deux ans, les films coréens nous arrivent dans un ordre chaotique. Certains ont mis plusieurs années avant d’être distribués en France, d’autres ont atteint nos salles quelques mois seulement après leur sortie coréenne. Ces aléas font qu’il est parfois difficile de tracer depuis nos rivages une histoire du cinéma coréen. A l’image d’Im Kwon-taek, vétéran qui fait paradoxalement figure de nouveau venu sur la scène internationale, le cinéma coréen donne l’illusion de jaillir brutalement. Or, la Corée produit des films depuis 1919 et les présente dans les grands festivals internationaux dès les années 50 (ce qui est remarquable compte tenu de l’histoire coréenne de la première moitié du siècle). Elle a toujours été un pays de cinéma, c’est-à-dire un pays qui a organisé une véritable industrie pour satisfaire un public attentif. Le cinéma coréen ne s’ouvre donc pas à nous, c’est nous qui prêtons plus attention en suivant un mouvement de curiosité plus global. Ce « spectaculaire renouveau » s’explique donc par une longue histoire qui reste à explorer en Occident. Nous nous contentons ici de passer en revue les vingt dernières années pour remettre les films récents dans leur contexte.



Durant vingt années, le cinéma coréen aura connu des bouleversements considérables qui ont notamment vu la fin d’un système de studios, l’émergence puis la mutation d’un cinéma indépendant contestataire et enfin une ouverture récente à l’international et à la nouvelle économie.


Chronologie

1980 : Massacre de centaines d’opposants dans la ville de Kwangju 1981 : Mandala d’Im Kwônt’aek 1988 : Ouverture du marché coréen aux studios d’Hollywood 1989 : Pourquoi Bodhidharma est-il parti vers l’Orient ? de Pae Yônggyun 1992 : Histoire d’un mariage, premier film produit par un chaebol 1993 : Election de Kim Yôngsam ; La Chanteuse de p’ansori d’Im Kwônt’aek ; L’île étoilée de Pak Kwangsu 1996 : Pétale de Chang Sôn’u 1997 : Ouverture du Seoul Cinema Complex dans le Kyônggi-do 1999 : Shiri de Kang Chaegyu ; Mensonges de Chang Sôn’u 2000 : Fusion Locus – Cinema Service ; Dazimawa Lee de Yu Sûnggwôn 2002 : Chihwasôn d’Im Kwônt’aek, prix ex aequo de la mise en scène au festival de Cannes ; Oasis de Yi Ch’angdong, prix de la mise en scène à Venise


Les années 80 : la fin des studios et du contrôle de l’état, l’ouverture du marché


L’année 1979 voit la fin de la quatrième république de Corée et le début de la cinquième. Le président Park Chung-hee (Pak Chônghûi) est assassiné et laisse la tête du pays à Ch’oe Kyuha, mais Chôn Tuhwan prend sa place quelques mois plus tard. La société coréenne et le cinéma vont connaître de grands changements. Dans les deux décennies précédentes, l’industrie cinématographique était contrôlée par l’État : il fallait une autorisation du gouvernement pour ouvrir une maison de production et la censure obéissait à un code très strict qui prévoyait un pré-contrôle sur le scénario. Le paysage cinématographique est bouleversé le 31 mars 1984 lorsque la « loi sur le cinéma » du 16 février 1973 est revue. Elle ne sera mise en application que le 1er juillet 1986. Elle a été plus qu’ « encouragée » par Hollywood puisqu’en 1985 la MPEAA (Motion Picture Exporter Association of America) avait accusé la Corée de pratique illégale. En effet, la loi révisée offre plus de liberté mais ouvre aussi la Corée à la concurrence, les studios vont en souffrir et les indépendants voir le jour.

Cette nouvelle loi permet à des individus indépendants (ne disposant pas de structures de production déclarées au ministère de la culture et de l’information) de produire un film par an, en le signalant tout de même aux autorités (ce qui permet donc à un réalisateur ou un acteur d’être son propre producteur).

Le nombre de maisons de production passe de 20 à 62. C’est la ruée vers la Corée. En 1987, soixante importateurs de films s’y installent. Du coup, le nombre de films étrangers en Corée double. Entre 1980 et 1986, le nombre de cinémas augmente considérablement : on passe de 466 salles à 640. Ce nouveau paysage profite surtout à Los Angeles. En 1988, le gouvernement coréen signe un accord avec la MPEAA qui permet aux Américains de distribuer leurs films en Corée dans une situation de libre échange. La conséquence ne se fait pas attendre : l’année suivante, UIP (United International Pictures) ouvre ses bureaux à Séoul. UIP lance le film d’Adrian Lyne avec Michael Douglas et Glenn Clos, Liaison fatale, dans un battage publicitaire sans précédent. Cette campagne suscite de vives réactions, certains réalisateurs sont même arrêtés par la police. 84 films ont été importés en 1987, 176 en 1988, 264 en 1989 et, pendant ce temps, le nombre de films coréens produits reste sensiblement le même (autour de 90). A la concurrence étrangère s’ajoute le développement de la vidéo. Au début des années 90, l’industrie du cinéma prend l’eau. Les productions nationales ne représentent plus que le cinquième du marché, 48 films américains drainent 30% des entrées. Si l’assouplissement de la censure a permis l’épanouissement de certains réalisateurs, elle a aussi permis la multiplication de pornos « soft ». Autant de produits jetables qui ont pourtant œuvré tant bien que mal à la survie des studios. En 1992, le ministère de la culture intervient en mettant en place de nouvelles lois visant à protéger l’industrie du cinéma. Au cours des années 90, l’industrie du cinéma va se reconstruire sur de nouvelles bases. L’ère des studios est terminée.


Le cinéma coréen vers l’étranger dans les années 80 : les années Im Kwônt’aek


L’ouverture du marché a pour premier effet de miner le cinéma coréen mais, avec les investissements étrangers, elle amène en Corée les programmateurs de festival. La Corée n’était pas totalement inconnue, quelques films avaient été vus en Occident, notamment ceux de Shin Sang’ok (régulièrement présent dans les sélections parallèles de Berlin et Venise). En 1961, Le Cocher de Kang Taejin avait même remporté l’Ours d’argent à Berlin. Dans les années 80, la Corée trouvera en Im Kwônt’aek un nouveau porte-drapeau à l’étranger. Il fait pour la première fois parler de lui en 1982 lorsque Mandala est présenté à Berlin dans une sélection parallèle. Il y revient l’année suivante avec L’Histoire cruelle des femmes, puis, toujours en sélection parallèle, en 1984 avec Le Village dans la brume. Finalement il entre en compétition officielle avec Kilsottûm en 1986. Le premier prix ne viendra pas de Berlin mais de Venise en 1987 avec La Mère porteuse qui offre à la jeune vedette Kang Suyôn le prix de la meilleure interprète féminine. La Corée n’est cependant pas vraiment prise au sérieux. Si quelques programmateurs ont repéré les films d’Im Kwônt’aek, les distributeurs étrangers ne voient pas l’intérêt de les distribuer. A la fin des années 80, Im Kwônt’aek a fait le tour du monde, mais personne n’a encore vraiment vu ses films. Nantes lui consacre une rétrospective en 1989. La même année, à la surprise générale, ce n’est pas Im qui amène la Corée dans les salles d’Occident, mais Pourquoi Boddhi Darma est-il parti vers l’Orient ? un premier film écrit, produit et réalisé par un inconnu, Pae Yonggyun. Son esthétique zen déclenche un phénomène de curiosité : il est présenté à Cannes dans la sélection « Un certain Regard », remporte le Léopard d’or. À Locarno et est distribué dans le monde entier. Tony Rayns écrit dans Sight and Sound que Boddhi Dharma est le premier film coréen distribué à l’étranger alors qu’il est le moins représentatif du cinéma coréen. N’empêche que, désormais, à l’heure où l’industrie officielle du cinéma bat de l’aile, le cinéma indépendant, jusque-là inexistant, va trouver une légitimité à l’étranger.

Ainsi, les années 80 sont encadrées par deux films sur le bouddhisme : Mandala, qui fait d’Im Kwônt’aek un auteur reconnu, et Bodhi Dharma qui par son succès souligne les failles de l’industrie officielle. Tout en gagnant l’estime à l’étranger, le cinéma coréen n’a pas supporté le contrecoup de la loi cinématographique. En 1993, les parts du cinéma coréen atteindront leur plus bas niveau : 16% !


Les années 90 : des chaebols à internet


Les chaebols au secours du cinématographique. En 1992, Samsung, l’un des cinq grands conglomérats coréens, fer de lance du « Made in Korea », se lance dans le cinéma. Sa première production est Histoire d’un mariage, premier film de Kim Uisôk, réalisateur de publicité et ancien assistant d’Im Kwônt’aek et de Chang Sôn’u. Après Mon amour, mon épouse, le film de Kim confirme l’engouement des Coréens pour la « comédie de guerre des sexes ». Il devient le plus gros succès du cinéma coréen en cumulant 550 000 entrées. Ce résultat inespéré encourage les conglomérats à poursuivre l’aventure cinématographique. Ils imposent leur idée de la gestion à l’industrie du cinéma, assurant à eux seuls la production, la promotion et la distribution. C’est le début d’une ère qui durera jusqu’à la crise de 1997.

Le succès du film de Kim Uisôk est rapidement éclipsé par celui de La Chanteuse de p’ansori d’Im Kwônt’aek. Contre toute attente, ce film qui évoque l’art ancien du p’ansori est le premier film coréen à dépasser le million d’entrées. Il est montré dans de nombreux festivals et obtient le grand prix à Venise. Il sera distribué en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Le cinéma coréen semble donc respirer un peu, il est aidé par la loi des quotas votée par le nouveau gouvernement qui oblige les cinémas à projeter des films coréens au moins 106 jours par an (le nombre de jours augmentera au cours des années 90).


Premiers cinéastes indépendants. Fin du cinéma militant. Nouvelle génération.


La même année que La Chanteuse de p’ansori, quoique de façon plus discrète, sort le film de Pak Kwangsu, L’Île étoilée. Ce film est produit par la propre société de Pak ; il est le premier cinéaste indépendant. L’Île étoilée, qui réunit des capitaux de Samsung et de la chaîne britannique Channel 4, est aussi la première co-production entre la Corée et un pays occidental. Pak Kwangsu est un ancien membre des collectifs universitaires (constitués à la suite du massacre de Kwangju), qui produisaient des films clandestins et contestataires dans les années 80.

Le début des années 90 voit l’émergence d’une autre figure formée à l’école du militantisme : Chang Sôn’u. Ses films insufflent un vent de liberté dans le cinéma coréen. En deux réalisations: L’Amour à Umukpaemi et Le Chemin de l’hippodrome, il impose un regard violent, brutal sur son pays. Cependant Le Pétale sera le premier film à mettre en scène le massacre de Kwangju. Nié pendant des années, le massacre est enfin présenté à l’écran. Il marque sans doute aussi la fin d’une époque : rendu visible, représentable, le massacre de Kwangju devient aussi un événement passé, sur lequel il convient de porter un regard « historisant ». D’une certaine façon, le massacre de Kwangju avait donné naissance aux images des collectifs, seize ans plus tard le massacre devient lui-même une image. Chang mobilise les habitants de Kwangju pour faire office de figurants, le tournage se transforme en une manifestation pour la reconnaissance officielle du massacre. Le cinéma des collectifs partait de la réalité pour construire une fiction. Avec Le Pétale, Chang est parti d’une fiction pour créer une réalité : la boucle est bouclée.

La même année que Le Pétale, sort Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, premier film d’un jeune réalisateur au parcours très différent de ses prédécesseurs. Hong Sangsu a dix mois de moins que Chang Sôn’u, il est né à Séoul et a fait des études aux États-Unis. Il va devenir le plus talentueux des jeunes auteurs coréens, et le plus apprécié par la critique internationale. Il impose un cinéma moins politique mais un regard tout aussi cruel sur la société. La nouvelle vague lui ressemble : née à Séoul, ayant étudié à l’étranger.

A la fin des années 90 cohabitent donc trois générations de cinéastes. La génération des anciens dont le plus important représentants est toujours Im Kwônt’aek, les « quadras » issus des mouvements politiques des années 60, comme Chang Sôn’u, et les plus jeunes qui, comme Hong Sangsu, ont grandi à Séoul avec le développement urbain.


La crise asiatique. Des chaebols à la nouvelle économie. L’heure de Kwang Chaegyu


En 1997 ouvrait le premier multiplexe de Séoul. Les chaebols et la législation avaient donc réussi à remettre sur pied l’industrie du cinéma coréen. Cependant, le temps des chaebols devait prendre fin avec la crise asiatique. En 1997, suivant le baht thaïlandais et le peso philippin, le wôn coréen s’effondre. Hanbo sera le premier conglomérat à faire faillite, tous les autres sont menacés. Le bilan économique révèle des pratiques de corruption qui touchent les plus hautes sphères de l’État… De passage en Allemagne en 1998, le président Kim Dame-jeanne déclare : « L’ère des chaebols est terminée » … pour le cinéma aussi ! Dans leurs restructurations, les conglomérats abandonnent l’industrie du cinéma. En 1999, le cinéma coréen aurait pu sombrer dans une nouvelle crise, mais il est sauvé par Shiri.

En 1996, Kang Chaeggyu avait déjà tourné un premier succès, Le Lit de gingko, ce film fantastique reprenant les héros de la chevalerie avait attiré 660.000 spectateurs. Il importait en Corée l’image de synthèse. Son film suivant représente plus qu’un succès historique, il déclenche une re-fondation de l’industrie du cinéma. En lui-même, Shiri, mise en scène sans imagination d’un improbable affrontement Nord-Sud dans Séoul, n’offre pas grand intérêt. Cependant, le scénario est parfaitement adapté à la situation d’humiliation que ressentent les Coréens après le prêt octroyé par le FMI. Shiri montre une Corée à l’armée surpuissante, détenant des technologies dangereuses et secrètes que le monde entier envie. L’existence même du film prouve que la Corée est capable de produire un gros budget. S’ajoutent à cette pommade nationaliste une habile vision diabolisée du Nord et une fin mélodramatique où la Corée s’apitoie sur son propre sort. Produit marketing parfait, Shiri totalise 2.500.000 entrées. Kang, producteur, réalisateur et distributeur du film, fait fusionner sa société « Kang Chaeggyu Films » avec le distributeur « Cinema Service ». Ils mettent en place une méthode de distribution extrêmement agressive qui consiste à occuper un maximum d’écrans pour limiter le choix du public. Éliminant la concurrence coréenne avant même la sortie des films, Kang bénéficie aussi du système des quotas pour imposer ses productions. Cette méthode est toujours employée aujourd’hui et se révèle efficace : chaque année le record d’entrées est battu au moins deux fois. « Cinema Service » totalise environ 30% des entrées, elle n’a pour seul rival que « CJ Entertainment ». Shiri relance la mode des films à gros budgets : JSA, produit par le rival CJ Entertainment, dépasse Shiri un an plus tard. Les films d’action succèdent aux films de science fiction et aux comédies. Kang, inspiré par Luc Besson et son Cinquième Element, tente même de produire un film en anglais, Yongari, peu convaincante version coréenne de Godzilla. Toujours dans un effort de conquête d’un public hors des frontières, Musa, tournée en partie en mandarin et en scène l’actrice de Tigres et Dragons, Zhang Ziyi, dans une maladroite épopée chinoise. Im Kwônt’aek reste le porte-drapeau essentiel de la Corée à l’étranger : en 2000 son Chant de la fidèle Chunhyang est le premier film coréen à participer à la compétition cannoise et, deux ans plus tard, le jury, présidé par David Lynch, lui accorde le prix de la mise en scène pour Chiwaseon, ex aequo avec Paul Thomas Anderson. Paradoxalement, dans un mouvement de balancier qui demanderait à être étudié plus profondément, ces deux derniers films n’ont pas vraiment trouvé leur public en Corée. Avec la fin des chaebols, le cinéma coréen puise maintenant des financements dans la nouvelle économie. Les sociétés à capital-risque sont les principaux bailleurs de fonds de l’industrie. En 2000, une grosse société de distraction par internet, Locus, est entrée à hauteur de 62,7% dans le capital de Cinema Service. Une opération qui, à son échelle, représente le même bouleversement que la fusion AOL-Time Warner aux USA. En outre, la Corée comme aujourd’hui 19 millions d’utilisateurs d’internet, soit 35% de la population, dont plus de la moitié utilise le haut débit (France = 15%). Il y a donc là un véritable marché que le cinéma commence à investir. En 2000, des sommités de la réalisation se sont lancées dans la production de films tournés spécialement pour ce médium. Yu Sûngwôn, jeune réalisateur du remarqué Sale Mort, a ainsi réalisé Dazimawa Lee, un film pour un site internet. A la surprise générale, cette comédie a attiré 1,3 millions d’internautes en deux mois ! Un succès qui donne à réfléchir sur l’avenir de l’industrie…

Au début du XXIème siècle, l’industrie du cinéma coréen semble enfin consolidée. Elle a retrouvé son public, et commence à être reconnue à l’étranger dans le circuit des festivals. A l’intérieur de ses frontières, la loi qui continue de la protéger est nécessaire pour maintenir cet équilibre. En 2000, lorsqu’il fut question de lever les quotas, de violentes manifestations des membres les plus éminents de l’industrie du cinéma ont permis de les maintenir en place. D’autres mouvements se créent régulièrement dès qu’il est question de revenir sur la politique qui oblige les cinémas à diffuser au moins 146 films coréens par an.

En 2001, la part des films coréens frôlait les 50%. Selon le Korea Media Rating Board, un organisme officiel, le nombre de films étrangers est passé de 427 en 2000 à 355 en 2001. Le ministère annonce quant à lui une fréquentation en augmentation, le nombre de spectateurs passant de 62 millions à 80 millions. Ces vingt dernières années nous racontent l’histoire d’une autre réunification : celle d’un cinéma et de son public.


29 Mars 2002

Adrien Gombeaud

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