Entretien avec Yang Jung-hee, vidéaste par Pierre Pionsat
Les collectifs cinématographiques dont est issue la génération de Chang Sôn’u ne sont plus. Aujourd’hui les jeunes cinéastes sont formés de façon plus traditionnelle : école, éventuellement passage à l’étranger, et assistanat. Pour autant, le cinéma engagé n’a pas disparu. Il est particulièrement vivant dans le documentaire et la vidéo lui insuffle un nouveau tonus. Yang Jung-hee fait partie de ces cinéastes/vidéastes militants qui mettent encore leur regard au service de leurs convictions.
Pierre Pionsat (PP) : Comment êtes-vous venue au cinéma ?
Yang Jung-hee (YJH) : Pour moi le cinéma n’est pas le cinéma indépendant. J’ai d’abord participé pendant quelques années au travail d’un syndicat des transports. Surtout à l’époque, ils étaient bien sûr organisés de façon très différente des syndicats français, par exemple. Il y a dix ans, chaque entreprise avait une organisation. Elles avaient un système pour les lier, mais peu structuré. C’est là que je travaillais, avec plusieurs responsables, pour l’information et l’éducation, les activités de propagande. En même temps, je participais aussi à la Troupe de création artistique ouvrière qui faisait du théâtre itinérant et militant dans les universités et les usines en grève de tout le pays.
PP : Qu’est-ce qui vous a amenée là ?
YJH : Une semaine après la rentrée du lycée, la maladie de mon père m’a empêchée de continuer à étudier. Alors je suis rentrée en usine. J’avais quinze ans, âge français. A cette époque, mes sœurs travaillaient déjà en usine. C’est arrivé ce jour-là. Le jour où j’ai franchi la porte du lycée, qui se trouvait très en hauteur, j’ai eu l’impression que ma vie était complètement brisée. Je n’étais plus une petite princesse. Je suis devenue une petite adulte, brusquement, dans la rue. Alors je suis allée dans une usine, aujourd’hui disparue, où on fabriquait des vêtements de sport. J’étais apprentie, c’est-à-dire que j’aidais tout le monde et que je ne fabriquais rien directement. Je n’oublierai jamais mon premier salaire. J’en ris aujourd’hui, mais pas à l’époque, en 1987, 400 wons de l’heure… De huit heures du matin à six heures et demie ou sept heures du soir. Toujours plus longtemps que le règlement. Quand passaient six heures, tout le monde se regardait sans pouvoir arrêter, car la cloche ne sonnait pas. Mais il fallait souvent aussi travailler la nuit ou très tôt le matin. C’était irrégulier. Je ne suis restée que deux mois dans cette usine. J’étudiais à midi au lieu de prendre les quarante minutes pour déjeuner, pour trouver un meilleur travail. Je ne savais rien faire, je portais les chaussures des uns aux autres, alors j’ai appris toute seule à les coudre à la machine. Je suis allée dans l’usine où travaillait ma deuxième sœur aînée, qui était déjà militante ouvrière. C’étaient encore des chaussures, car la ville de Pusan produisait essentiellement cela, et des vêtements de sport, à l’époque. Tous les soirs, avec des ouvrières, on a travaillé avec des étudiants établis en usine. Je servais surtout de messagère… pour glisser des petits papiers aux toilettes, dans le dos des gens, en cachette. A ce moment, chaque soir, il y avait quelque chose de nouveau dans les usines, en raison du changement social. Voilà, la journée dans l’usine, la nuit dans la rue.
PP : 1987 a souvent été taxé de « tournant démocratique », un peu trop vite sans doute. C’est en tout cas l’époque où les mouvements ouvriers, étudiants et cols-blancs ont convergé pour mettre fin à la dictature du général Chôn Tuhwan (Chun Doo-hwan).
YJH : Je ne voulais pas être là, mais, bon, j’étais là, une ouvrière en 1987… Après un an, j’ai repris le lycée, avec l’aide de mes sœurs, ça s’est mal passé, je n’étais plus lycéenne. Pendant que j’étais dans la rue et à l’usine, j’ai réfléchi à bien des choses, à organiser des programmes, car on a beaucoup de temps entre les grèves… des spectacles… des conférences, tout ça pour rendre la propagande plus attrayante.
PP : Avant d’aller plus loin, parlons de la région d’où vous venez…
YJH : Je suis née à Pusan, dans le quartier de Yôngdo, tout près du port. Un quartier très pauvre, dans la zone industrielle de Sasang, dans une famille nombreuse, comme toutes les familles ouvrières. Pusan n’est pas pour moi la ville de la mer, comme le pensent les gens, surtout pas une ville touristique. Ce n’est pas non plus une ville calme. C’était une ville désordonnée, sale et puante, qui me faisait peur, qui me terrorisait, mais c’est en même temps la ville qui m’a enseigné à vivre. A la fin des années 60, mes parents sont venus de la campagne pour chercher du travail dans les entreprises de la ville. J’ai encore très clairement en mémoire quelques images de l’époque, sous forme de photos noires et blanches. Tous les matins, à 6h30, mon père partait travailler dans une usine métallurgique. Dans le quartier où nous habitions, les usines crachaient continuellement de la fumée. Le moment du petit déjeuner, où les jeunes ouvriers venus des campagnes chercher du travail à Pusan et qui prenaient logement chez nous, était comme à la guerre, tellement ils étaient nombreux. Dans les maisons du quartier, qui étaient collées les unes aux autres en un grand L, on entendait absolument tout, les pots de riz qui tombaient, le vol des briquettes de charbon, les enfants qui piaillaient… Et puis il y avait les ruisseaux sales qui nous servaient de terrains de jeu, les baraques en tôle, illégalement glissées entre deux maisons, les camions qui filaient fièrement sur les routes en terre et qui nous effrayaient. A minuit, juste avant les sirènes du couvre-feu, mon père rentrait dans un grand bruit, complètement ivre. Voilà, c’était ça la ville de Pusan…
PP : Comment avez-vous commencé le cinéma ?
YJH : Je ne sais pas ce que c’est que le cinéma. Je ne suis pas née cinéaste. Il faut me demander pourquoi j’ai eu besoin du cinéma ou des documentaires.
PP : Et la réponse ?
YJH : Je vais vous la donner : Pusan, à l’époque, et, pour moi, l’usine.
PP : Revenons en 1987…
YJH : Après la mort de mon père, je suis revenue au lycée, sans plaisir, grâce à l’aide mes sœurs qui travaillaient en usine et menaient des activités syndicalistes. C’est après que j’ai commencé à travailler pour le syndicat des transports de la ville de Pusan. Ma principale activité était le théâtre engagé (ch’ipch’eguk), une sorte de théâtre d’agit-prop, fait de chants militants et de scènes jouées, à la fois tragiques sur la vie des ouvriers et comiques pour caricaturer les patrons et les politiciens.
PP: Qui participait à ces activités ?
YJH : Des syndicalistes, des étudiants, des ouvriers qui avaient arrêté de travailler pour ça. On vivait de très peu, avec l’aide du syndicat et le peu d’argent que pouvaient nous verser les spectateurs, qui étaient le plus souvent les grévistes des usines où nous allions. On jouait aussi beaucoup dans les universités. C’est d’ailleurs là que j’ai vu pour la première fois qu’on pouvait filmer, puisque nos spectacles ont été enregistrés. Mais ce n’est pas du cinéma…
PP : Justement…
YJH : Après une période de militantisme et de petits boulots, pendant laquelle je suis allée au cinéma, est arrivé 1997. A nouveau une période intense de grèves et de manifestations. J’ai emprunté leur petite caméra 8mm à tour de rôle à des amis. Chaque jour, j’étais dans la rue. J’ai pris quelques coups, parce que je filmais juste devant, mais j’ai pu continuer. Des amis m’ont aidée à monter mon film dans leur studio et ça s’est appelé La Grève. Un court-métrage.
PP : Un court-métrage peut sembler plus facile à faire, mais qu’en était-il de la diffusion ?
YJH : Étant donné que j’avais longuement travaillé pour eux et que j’avais été ouvrière, j’ai pu facilement le montrer aux syndicalistes de Pusan. C’était drôle, parce qu’il y avait à la fois l’émotion devant les souvenirs et les brutalités de la police, et le jeu qui consistait à essayer de se voir sur l’écran. Pour moi, et pour un certain nombre d’entre eux, c’était l’occasion de réfléchir sur le regard qu’on peut avoir sur une situation. La même année, j’ai fait, encore seule, un autre documentaire sur la vie des ouvriers des transports. Je me disais que ce serait plus efficace que le papier ou les discours, plus éducatif. Il faut dire que la situation était assez terrible, car à la suite de la crise financière des entreprises, les patrons avaient offert aux travailleurs qu’ils voulaient licencier la possibilité d’acheter à bas prix leur camion. Et la plupart, en s’endettant lourdement, avaient sauté sur l’occasion de réaliser leur rêve. Or, non seulement ils avaient ainsi débarrassé les patrons (en payant!) de leur surplus, mais ils avaient hérité de la crise et s’étaient retrouvés presque sans travail. Ils étaient donc obligés de travailler des heures interminables, à des tarifs extrêmement bas.
PP : L’intérêt de ce film, Travailleurs des transports de tous pays, unissez-vous, c’est d’avoir un point de vue. Ce n’est pas un reportage-télé…
YJH : Non, j’avais été frappée par le fait que les routiers ignoraient le plus souvent ce qu’ils transportaient. C’était une des conséquences du fait de passer d’interminables journées sur la route, en quittant Pusan et en y revenant sans cesse.
PP : Et comment ça s’est passé ?
YJH : J’ai acheté une caméra 6mm (digitale) avec l’agent du syndicat – ça a complètement changé mon travail – et j’ai partagé leur vie. J’ai dormi dans les camions, mangé comme eux, à toute vitesse, avec presque pas de temps pour me laver. Le scénario s’est élaboré en cours de route. Je ne voulais pas que mon film soit laid, comme la plupart des films militants, mais je ne voulais pas imposer un regard esthétique. Alors j’ai filmé au mieux de mes capacités d’alors, mais dans la vie quotidienne.
PP : Comment a-t-il été reçu ?
YJH : Comme ce n’étaient plus des scènes de manifestations et qu’on voyait beaucoup plus les ouvriers individuellement, ils se sont amusés à se regarder comme des acteurs. Avec une véritable fierté pour leur travail et l’idée qu’il méritait qu’on lui consacre un film. Ils m’ont dit que j’avais réussi à montrer leur vie comme ils la voyaient eux, c’est-à-dire une vie de quasi-SDF.
PP : Comment êtes-vous sortie de ce travail assez individuel, car vous m’avez dit que c’était tout de même un peu trop difficile à faire seule, en particulier l’image et le son en même temps.
YJH : En rejoignant des équipes qui faisaient la même chose. D’abord avec un groupe indépendant, surtout composé de femmes, à propos des dix ans d’un syndicat d’une des branches du conglomérat Hyundai. Le film était intitulé Nos Dix ans. J’étais à la caméra, ce que je fais tout le temps, quel que soit le projet. Nous avons eu l’idée de poser la question aux ouvriers et à leur famille : « Que ferez-vous dans dix ans ? » En fait, aucun n’y avait jamais réfléchi, tant ils vivaient au jour le jour. Leur vie tournait entièrement autour de l’usine. Il était donc tout à fait intéressant de leur montrer le film ensuite, car cela les a aidés à comprendre la nécessité d’un syndicat.
PP : Pourquoi, à votre avis, ce film-là a-t-il pu les toucher ?
YJH : Je crois que c’est parce que nous avons cherché à retrouver la langue vivante des ouvriers, la langue qu’ils parlent réellement. Les autres courts-métrages, même les plus militants, imitent la télévision. Les cinéastes agissent de façon très dogmatique, un peu comme les profs faisant des interviews, auxquelles il est impossible de répondre, tant les questions sont générales.
PP : Ensuite ?
YJH : J’ai participé à mon plus gros documentaire, Notre Amour, notre colère, autour des Automobiles Hyundai, dont la situation était très grave, à la suite de la crise asiatique, en 1994. Il y a eu de terribles attaques contre les syndicats et des suicides par le feu. C’est en souvenir d’un des suicidés que le syndicat nous a demandé de faire ce film. Le tournage a duré plusieurs mois, pendant lesquels nous vivions ensemble, et les licenciements ont eu lieu au cours de ce tournage. Nous avons pu interroger des ouvriers dont la vie était détruite par ces licenciements, mais le plus surprenant était la puissance de l’idéologie paternaliste de Hyundai, du genre « Nous sommes une grande famille », appuyée sur des activités collectives et des centres de sport et de récréation. Aussi notre film a-t-il été l’histoire d’un échec.
Le dernier film auquel j’ai participé a été un documentaire sur une pollution industrielle aux chantiers navals Hyundai, toujours à Ulsan. Techniquement, tous les films sont tournés en vidéo. C’est bien sûr moins cher, c’est très simple à manier et ça peut se montrer n’importe où. La moindre télévision suffit, si on veut.
PP : Et depuis ?
YJH : Je reste sur les mêmes bases, puisque j’ai recommencé à travailler comme coordinatrice des actions culturelles auprès du syndicat des transports de Pusan. En même temps, pour développer mes capacités, j’ai été assistante réalisatrice dans une station de télévision. Mais je me pose toujours les mêmes questions, à savoir comment lier le cinéma militant et l’efficacité esthétique. C’est pour cela que je vais partir étudier le cinéma en France.
Propos recueillis à Pusan en octobre 2002 [1].
Pierre Pionsat
1. Yang Jung-hee a depuis tourné en Corée Yi Ch’ôngjun, un homme du Sud, 16′, et Une Journée dans le Séoul des écrivains, 52′
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