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  • Adrien Gombeaud

Souci du détail et décomposition

Sr la « Trilogie coréenne de Hong Sang-soo » (en passant par Arcimboldo et Manet)

hong sang-soo

« Les hommes sont comme des fleurs Qui naissent et vivent en pleurs Et d’heure en heure se fanissent. » Mathurin Reigner (1573-1613), Stances.


De sombres aléas commerciaux ont donné naissance cet hiver à un objet cinématographique étrange et passionnant : la « Trilogie coréenne de Hong Sang-soo ». En effet, les trois films du cinéaste réalisés en 1996 (Le jour où le cochon est tombé dans le puits), 1998 (Le pouvoir de la province de Kangwôn) et 2000 (La vierge mise à nu par ses prétendants) sont sortis ensemble en France le même jour, le 28 février, dans les mêmes salles, partageant les mêmes affiches. Presque tous les critiques ont donc consacré un seul et unique article pour parler de trois œuvres distinctes dans la forme et dans le temps. Cette sortie força ceux qui suivaient l’auteur depuis de nombreuses années, à porter sur son œuvre un regard particulier, à essayer de tisser des liens entre les films. Et si finalement ces films qui ne racontent pas une histoire isolée, n’étaient que des anecdotes plus ou moins ficelées et interchangeables… Les détails peuvent-ils librement circuler de films en films composant et décomposant un nombre infini de figures ? La trilogie serait alors une unité parfaite car parfaitement décomposable.


La poire d’Arcimboldo et un chouchou bleu aperçu brièvement dans le train.


Ainsi présentée, la vision des films de Hong Sang-soo (Hong Sangsu) m’amena spontanément à repenser au célèbre peintre milanais installé à Prague : Giuseppe Arcimboldo (1527-1593). Pourquoi ? Sans doute parce que le travail de ces deux artistes repose sur une même conception du détail. On connaît bien aujourd’hui les portraits de personnages monstrueux d’Arcimboldo : leurs visages sont composés de fruits, de légumes, de poissons, de fleurs… Arcimboldo, comme Hong Sang-soo, conçoit la forme comme un assemblage de détails, de petites unités empilées. Chez le peintre et le cinéaste, chaque élément a une existence autonome tout en constituant une forme globale. Ainsi dans le portrait «Rodolphe II en Vertumnus» (1590), le nez est figuré par une poire. Comme le dit Daniel Arasse : «Chaque élément est un objet complet, un petit tout, une unité qui fait figure par elle-même et peut ainsi devenir un signe du sens qui s’articule dans le discours allégorique du «tout ensemble»». [Arasse p 369]. Ces fruits, ces fleurs isolés prennent littéralement figure en s’agglutinant selon une forme déterminée par l’artiste. Le tableau est donc un collage de détails, la courge qui servait de cou à Rodolphe pourra devenir un nez dans un autre portrait… les même végétaux peuvent composer un nombre infini de visages, chaque détail prenant un sens différent selon l’endroit où il est placé. Chez Hong Sang-soo, il en va finalement de même : le récit se construit autour d’objets, de signes, de traces qui d’une séquence à l’autre, tels des motifs, finissent par former sinon une histoire, du moins, un film.

La force de la province de Kangwon s’ouvre dans un train. Une jeune fille, debout, nous tourne le dos. Ses cheveux sont attachés par un chouchou élastique bleu. Un passager se fraie un chemin vers le marchand ambulant ; il commande deux bières et une seiche. Le chouchou bleu sera signalé ensuite à plusieurs reprises par l’auteur, tombant sur le trottoir après une scène de beuverie, oublié sur la table d’un motel… Dans la seconde partie Hong Sang-soo nous raconte une histoire qui semble n’avoir rien à voir avec celle de la jeune fille au chouchou bleu. A un moment, nous suivons un homme à travers un wagon bondé, il passe devant une jeune fille : on reconnaît le chouchou bleu. Comme attirés par un aimant, les différents éléments distillés dans le film s’assemblent et construisent un récit. La fille au chouchou bleu est l’ancienne élève de l’ami de l’homme qui vient chercher la bière et les seiches, ils ont vécu une histoire d’amour complexe. Le film qui se termine nous l’a racontée sous deux points de vue. Le chouchou bleu reste un détail isolé (l’enjeu de l’histoire n’est pas, par exemple, sa disparition). Mais ce petit accessoire devient le pivot du film, le point central autour duquel tout prend forme. De même chez Arcimboldo, la poire est une poire, mais placée où elle est, elle devient un nez au milieu de la figure.


Dans tous les sens


Une paire de gants (La vierge mise à nu par ses prétendants), un parapluie (La force de la province de Kangwon), le cinéma de Hong Sang-soo est traversé d’objets anodins. Certains prennent de l’importance, d’autres pas, mais tous portent en eux un immense potentiel : tous pourraient changer l’aspect global de la figure si on les plaçait autrement. Il en va de même des personnages. La jeune fille au chouchou bleu descend à la station Kangnûng. Deux copines l’attendent. Arrivées dans les montagnes, l’une des trois amies veut se reposer dans sa chambre pendant que les deux autres vont faire un tour. Seule et en petite tenue, elle lit le poème d’Arthur Rimbaud Sensation : « … et j’irai loin bien loin, comme un bohémien…». L’histoire pourrait prendre ici une direction toute différente, on pourrait suivre ce personnage, tâcher de comprendre cette nostalgie qui l’habite… mais elle disparaît à la moitié du film, elle n’est qu’une figure, un fruit sur le portrait Arcimboldien et Hong Sang-soo ne l’isole que ce court instant.

Les films de Hong Sang-soo paraissent a priori très construits, mais ils ne le sont pas tant que cela : leur structure n’est qu’une possibilité parmi d’autres, chaque instant est une proposition. On peut les aborder de mille façons différentes, tout dépend des détails sur lesquels on choisit de s’attarder. Ce dispositif atteint son paroxysme dans La vierge mise à nu par ses prétendants, où comme l’écrivait Cho Soo-mi : « Chaque personnage est à la fois lui-même et en même temps n’importe qui. » [ voir tan’gun n°3 ]. Tout dépend de sa place dans l’histoire, de l’ordre dans lequel les éléments nous sont montrés, ont été agencés par l’auteur. De même Arcimboldo peint un pot de terre rempli de légumes : sur des choux de Bruxelles s’entassent deux gros navets, des carottes… le tableau s’intitule « nature morte », mais si on le retourne, le pot devient un chapeau, la carotte un nez, les deux navets des pommettes. La « nature morte » s’est faite « nature mortelle ».


Décomposition


Les personnages du peintre italien sont monstrueux car leur composition évoque leur décomposition à venir. La poire, même devenue nez, reste une poire ; Arcimboldo nous la présente fraîchement cueillie, bien mûre, bien ronde et gorgée de jus. Mais comment ne pas penser qu’elle va se flétrir, se ramollir, se ratatiner et pourrir ? Les visages d’Arcimboldo sont des portraits de Dorian Gray en puissance, c’est ce qui les rend effrayants. Et que dire des personnages de Hong Sang-soo ? Ils sont à l’image du récit. Ils semblent finalement assez conscients de leur état de « détail », de leur fragilité. Le représentant de commerce du Jour où le cochon est tombé dans le puits est, plus que tous, hanté par son propre pourrissement. Il représente pourtant une marque d’eau minérale, symbole de pureté. Sa tête poupine, lisse et rondouillarde, ses cheveux bien brillants et ordonnés, son costume irréprochable, tout chez lui évoque la propreté. Il va au cour de l’histoire se décomposer. Tout d’abord, dans un autocar quand un buveur de soju qui s’est installé à côté de lui, lui vomit dessus, maculant ses belles chaussettes. Arrivé (en retard) à destination, il est méprisé par la secrétaire de l’homme qui l’attends, puis par son ami qui après l’avoir invité chez lui ne le raccompagne pas sur son lieu de rendez-vous à plusieurs kilomètres de là. Il doit marcher entre les tours de béton sous le soleil brûlant, il transpire, sa chemise se couvre d’auréoles sombres, son visage dégouline. Contraint de passer la nuit dans un yôgwan, il découvre avec écœurement une tache gluante laissée sous la couverture par le client précédent. Sa décrépitude arrive à son terme lorsqu’il fait monter une prostituée dans la chambre. Au début, il reste distant, affirmant ne vouloir « que discuter ». Quand finalement elle l’enfourche, elle s’active si bien que le préservatif se déchire. Avec un cri d’horreur, il s’empare du pommeau de douche et arrose son sexe souillé. La fin du film suggère qu’il a attrapé une maladie et qu’il a transmis cette véritable gangrène à son épouse. Il s’agit là d’un exemple extrême, mais tous les personnages semblent avoir la révélation de leurs fragilités par l’alcool ou par le sexe. En buvant ou en baisant, ils prennent conscience qu’ils ne sont fait que de chair, qu’ils sont une matière périssable, fragile, éphémère. Ainsi en va-t-il de Sujông, qui laissant quelque traces de sa virginité perdue sur le drap, prend littéralement corps à la fin de La vierge mise à nu par ses prétendants. C’est sans doute aussi le cas du professeur du pouvoir de la province de Kangwon : parti en voyage dans la région des temples, il avait laissé deux poissons dans une bassine à l’abri du soleil. Lorsqu’il revient, il n’en reste plus qu’un et son bureau a été déménagé. Le film se clôt sur ce personnage, seul dans cette pièce dévastée, fixant son pauvre poisson rouge. Dans l’eau, il regarde en vérité son reflet, tout comme l’écrivain observait un insecte perdu dans un pot de fleur au début du Jour où le cochon est tombé dans le puits.

Plus tôt dans Le pouvoir de la force de Kangwon, un étrange raccord mettait en parallèle les jeunes filles nageant dans les torrents des monts Sôr’ak et des tortues dans un bac. Nous n’aurions donc pas plus d’importance que les poissons, les tortues, les insectes, nous ne sommes que des détails, sur le grand tableau de la vie…


Le détail comme source de vie


Cependant, devant cette faiblesse, le regard de Hong Sang-soo reste toujours humain, il ne s’élève jamais au-dessus de ceux qu’il filme. Il n’y a aucun cynisme dans sa façon de regarder le monde. Lorsque ses personnages prennent conscience de leur petitesse, ils deviennent plus vivants. La fragilité les rend humains. Il faut évoquer ici l’une des plus belles scènes de la « Trilogie ». Dans Le pouvoir de la province de Kangwon, le policier entre dans une chambre d’hôtel avec la jeune fille au chouchou bleu. Saouls, ils se soutiennent mutuellement avant de s’écraser sur le lit. « Je vais dessaouler » murmure-t-il tandis qu’elle titube vers la salle de bain. Resté seul, il lui prend l’envie de se jeter par la fenêtre. Pendu à la rambarde, il change brutalement d’avis et remonte dans la chambre. En sentant qu’il peut mourir si facilement, que le bord est si proche, l’homme décide de vivre. Drôle, pathétique, triste, cette scène concentre en elle toute la poésie du cinéma de Hong Sang-soo.

En constituant des formes à base de détails agglomérés, le cinéma de Hong Sang-soo n’inspire pas le dégoût des figures d’Arcimboldo, il nous renvoie à une imagerie fraîche et vivante : à la peinture de Cézanne qu’il dit admirer, aux dernières toiles de Manet. Pommes, citrons, paniers de fraises en déséquilibre, lilas, pivoines, iris ou oeillets coupés au hasard du jardin puis jetés sur une table ou ramassés en bouquets maladroits dans des vases en cristal… Manet avait à la fin de sa vie renoncé à la « composition ». Il regardait ces pétales, ces boutons de rose avec le même respect et le même amour que les visages de Berthe Morisot ou Victorine Meurent où s’égarent parfois des mèches de cheveux. Incontestablement, ces bouquets sont des œuvres de « dé-composition », loin de la charogne en putréfaction de Baudelaire. Hong Sang-soo poursuit la même démarche, il ne cherche pas à construire une œuvre solide mais à attarder son regard sur différents détails, à cueillir des images qui sont à portée de main sans prétendre les arranger ou les retoucher. A l’image des ultimes bouquets de Manet, la « Trilogie de Hong Sang-soo », célèbre la maladresse, la fragilité, le hasard et finalement l’inévitable disparition dans la décomposition, comme la plus pure manifestation de la vie.


Adrien Gombeaud

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