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  • Writer's picturePatrick Maurus

Réflexions sur le passé dans le cinéma sud-coréen

Avec de tels problèmes géographiques (une presqu’île hermétiquement divisée dessinant deux quasi-îles et plus que jamais coincée entre des grandes puissances), on ne peut guère s’étonner que "la Corée" ait aussi quelques problèmes historiques. Nul n’est besoin de penser que la littérature et le cinéma vont "refléter" cette situation, la simple litanie des actions politiques concernant l’histoire coréenne (au premier rang desquelles les diverses censures et les programmes scolaires) suffit à montrer que l’historiographie de ce pays est aussi tragique – le mot n’est pas trop fort - que l’histoire qui devrait être son objet.


D’ailleurs, une fois écartés les présupposés nationalistes et les implicites universalistes, on est en droit, sans rien enlever à "la Corée", de se demander si elle dispose réellement d’une histoire, plus précisément si l’histoire coréenne procède d’un objet défini. Quand on ne se contente pas des réponses a priori, le sujet apparaît fort complexe. Quid de l’objet de l’histoire, quid du sujet de l’histoire, importantes questions au Sud, quand l’essentiel continue à tourner autour de la question : Qui écrit l’histoire ? Sujet passionnant, sauf s’il aboutit, en fonction des réponses, à interdire à l’Autre (le Nord ou tout ce qui lui est assimilé) d’écrire l’histoire, donc d’appartenir à l’histoire, donc d’en être le sujet, donc de s’auto-définir comme l’autorité en la matière. Ces questions ne sont pas plaquées, elles sont d’abord celles des historiens sud-coréens. Voir par exemple le long débat des années 80-90 sur minjok / minjung, peuple (nation, ethnie) / masses comme sujet de l’histoire. Voir aussi le débat inauguré par des architectes lorsqu’il s’était agi de détruire le bâtiment de la kommandantur japonaise (1905-1945), mais qui se trouvait être aussi la première présidence du Sud et un des lieux où des résistants étaient torturés. Pour l’immense majorité, il ne s’agissait même pas de détruire la présence du fascisme, mais d’effacer une "honte", notion dont on conviendra qu’elle est problématique et peu historique (même si dans l’histoire).


Débat pris entre un passé hypothétique (fait de questions) et la narrativité sociale (qui elle vient à coup sûr du passé). Coincée entre les deux, l’absence d’un passé réel consensuel, hormis le passé mythologique et idéologique, qui lui est lourdement présent. Par définition, pourrait-on dire. Deux traits émergent, le découpage de l’histoire en tranches dynastiques et le discours victimaire (à distinguer du discours peu audible des victimes).


Tout l’intérêt du cinéma sud-coréen d’aujourd’hui est d’ouvrir des fenêtres de questionnement, sans tenter - souvent - de chercher de réponses toutes faites. Un peu comme la nouvelle l’a fait en littérature pendant les dictatures, le roman exigeant, dixit Lukacs, une vision du monde élaborée impossible sur le moment. Donc des réponses. L’hésitation mémorielle (au nom de quoi et de qui parler), lorsqu’elle est pensée, offre des solutions inédites aux cinéastes parce qu’elle porte une certaine émancipation formelle vis à vis de la linéarité narrative. C’est-à-dire une fois qu’est mis en cause le lien entre vérité et linéarité.


Mais si la notion d’histoire est problématique, celle de passé est-elle plus simple ? On peut certes se référer aux structures mentales chinoises, à l’histoire considérée par des sortes de tranches répétitives, à des textes tant chinois que coréens qui présentent les différentes générations comme autant de modèles à imiter, au culte des ancêtres, mais des œuvres cinématographiques contemporaines comme Un Pétale, À cette époque-là, ces gens-là, exposent une toute autre approche que celle de l’écriture de l’histoire par les vainqueurs. Au lieu d’un passé qui a ou aurait eu lieu, au lieu d’un passé palimpseste à déchiffrer, au lieu d’événements connus mais à réinterpréter, ce cinéma explore un passé qui en quelque sorte, n’a pas eu lieu. Un passé qui n’a pas eu le droit d’avoir lieu.


Plus ce passé est récent (nous dit le calendrier) et plus le dire sera problématique, car tout de suite politique. Les titres mêmes de ces deux excellents films nous mettent sur la voie d’un "dit autrement" : L’histoire d’un massacre évoquée par un vaguement poétique Pétale [1], l’histoire de l’assassinat d’un dictateur anonymisée en "ces gens-là".


Même si ce n’est pas une référence des deux metteurs en scène, on ne peut s’empêcher de voir à l’œuvre une vision dialectique brechtienne, source des innovations formelles. Dans Un Pétale (2005), il est naturellement question de mémoire. Mais, contrairement à ce qu’a pu en dire une critique paresseuse ("un film sur le massacre de Kwangju"), c’est un film sur la question de la mémoire. Plus précisément, sur la façon dont la mémoire écrit l’histoire, ou, si l’on veut, un film historiographique et non un film directement historique. Qu’est-ce que Brecht a à voir avec cela ? En ceci que la mémoire des personnages est évoquée par des personnages avec un problème de mémoire.


Pourquoi ? Parce que le massacre de Kwangju est une histoire impossible à dire, parce que le massacre de Kwangju "n’a pas eu lieu". En 1980, la ville frondeuse de Kwangju, dans la province du Chôlla au sud-ouest de la Corée du Sud, se révolte après l’assassinat du président Park Chung-hee, exigeant une véritable démocratie. La réponse militaire est brutale, on tire dans les rues, et le responsable principal s’empare du pouvoir, avec la bénédiction des Etats-Unis. À cette époque, le récit évidemment faux de la révolte de Kwangju n’est diffusé que par les chaînes ultra-censurées de la télévision. L’histoire ne se répand que de bouche-à-oreille. Par la rumeur. Les militants étudiants jouent un rôle important, en placardant des affiches sur les campus. Mais de là à savoir ce qui s’est passé, ce qui a vraiment eu lieu, il n’existe pas de certitude autre que celle qu’on accorde au bruit de la rumeur.



C’est justement le sujet du Pétale. Il est le film de la rumeur comme certains peintres cherchent à peindre le vent : on ne peut peindre que les effets du vent.


Autre caractéristique majeure du Pétale, la reconstitution-confirmation. Jang Son-woo ayant décidé d’adapter la novella de Ch’oe Yun, Là-bas sans bruit tombe un Pétale, premier texte littéraire [2] sur Kwangju, c’est-à-dire un texte sur un massacre fort peu documenté, il a dû faire face à un double problème : d’une part adapter un texte qui ne montrait (décrivait) pas, d’autre part se soumettre à la nature même du cinéma, qui montre toujours "quelque chose"


D’où son choix unique de reconstitution. Il ne s’agissait pas de mettre en scène Austerlitz ou Stalingrad, des grands ensembles connus autorisant un nombre infini de micro-scènes fictionnelles ou fictives. Le massacre, au moment de l’élaboration du projet, n’est pas connu. On sait seulement qu’il a eu lieu. La reconstitution de la principale manifestation abattue par les tirs de l’infanterie de marine a donc été mise en forme à l’aide de figurants locaux, dont certains survivants ou parents de victimes. La fusion entre les deux strates de l’histoire (Kwangju 80 et Kwangju 90) devient totale quand les figurants incarnant 80 se mettent à scander devant la caméra des slogans contre le président 90. C’est loin d’être une anecdote, c’est une lecture des événements de Kwangju. Ce sera celle du public [3].


On peut sans doute dire cela de tout film historique, à ceci près que l’immense majorité d’entre eux se donne à lire comme "un film sur (Austerlitz)" et non comme un film d’aujourd’hui ayant choisi Austerlitz pour dire quelque chose (sur) aujourd’hui. Jang Sun-woo, ici encore brechtien, nous donne à lire Kwangju vu d’aujourd’hui en même temps qu’aujourd’hui vu à travers Kwangju, aujourd’hui comme surdéterminé par Kwangju.


La mobilisation de la population comme figurants, accentuée et probablement motivée par les diverses interdictions publiques cherchant à empêcher le tournage, a souligné ce fait étrange que plus la ‘vérité historique’ prenait forme, plus la version 90 s’imposait à la version (presque inexistante) 80. On peut voir dans tout ce processus un cas particulier, certes notable, mais on peut aussi y lire un mode d’emploi pour tout film historique.


Certes, en analysant Le Pétale de façon uniquement formelle, son montage est davantage pluriel que complexe. Les changements de point de vue [4] et les bonds temporels coïncident (soyons clair : rien ne les empêche de coïncider !), mais cette relative clarté n’est pas pour autant simple à étudier. En rester au niveau inter-filmique, passer d’un film à l’autre, ce serait se contenter des leçons de l’histoire du cinéma comme on dit "histoire de la littérature". Autrement dit de se contenter d’un dialogue film-"réel", en comparant ce que deux cinéastes ont pu en faire. Il vaudrait mieux se mettre à la recherche d’une histoire cinématographique coréenne, comme on dit histoire littéraire, c’est-à-dire de s’interroger sur la socialité de chaque film coréen. Pour faciliter les choses, du contexte du film dans le film.


Quoi de spécifiquement sud-coréen dans tout cela. Une piste se trouve peut-être dans la mode du ‘film en costume’. Paradoxalement, le cinéma (et le drama) est moins frileux devant le passé lorsqu’il a recours au "film historique" ou "en costume". On pense au questionnement actuel, et très coréen, sur les problèmes LGBT avec des films comme Le Roi et le Clown (en coréen L’homme du Roi), 2005, comme si le passé interdit devenait un moyen de braver une autre interdiction.


Il serait bien sûr facile de s’amuser à détecter tous les anachronismes qui y ruissellent, mais cela nous conduirait-il à autre chose qu’à encore souligner que ces films sont fait aujourd’hui, c’est-à-dire une pensante évidence ? Le passé quand il est passé où est-il passé ? demandait fielleusement Derrida (Le monolinguisme de l’Autre). La vague du film-drama en costume témoigne d’abord du fait qu’on fait bien plus parler le passé qu’on ne cherche à l’écouter. Il y a là quelque chose à conjurer. Comme des comptes à apurer après tant d’années de censure. Mais les très grands moyens mis en œuvre et la qualité technique ne sauraient cacher l’absence de réflexion sur la dimension historique. L’histoire n’y est le plus souvent qu’un prétexte à une liberté narrative louable mais non historique.


La véritable nouveauté narrative et esthétique se trouve sans doute dans les films évoquant un passé récent, relevant de la même problématique qu’Un Pétale, c’est-à-dire "le passé qui n’a pas été raconté". The President Last Bang, par exemple. En coréen, À cette époque, ces gens-là (2005, Im Sang-soo). Ce passé récent "qui n’est pas passé" n’est-il pas la véritable raison d’être de la vague historique générale. La Corée du Sud s’interroge sur sa légitimité, dans la foulée d’une question philosophique large sur sa nature d’état de droit, question posée par la présidence Roh Mu-hyun. Si sa réussite économique ne suffit pas à le fonder, de quel droit parle-t-on quand on considère que bien des régimes successifs étaient pour le moins autoritaires et que l’essentiel des présidents ont fini chassés-assassinés-suicidés-enfermés ?


La majeure partie du Président Last Bang suit en quelque sorte la règle des Trois Unités, dans l’ambiance shakespearienne d’un drame annoncé, inévitable, mais produit lui aussi par la rumeur. Shakespearien n’est pas qu’une métaphore attendue, car la nature théâtrale voulue du film est très marquée. En plaçant l’ex-président, quelques figures faire-valoir et l’assassin patron de la KCIA (dont le public sait d’entrée qu’il est l‘assassin et que le film va montrer l’assassinat) dans une pièce close cadre des soirées avinées du dictateur, Im Sang-soo montre d’emblée que la vérité historique se trouve sur place et sur place seulement. Livres, films et enquêtes n’ont guère levé le mystère de l’assassinat, et d’ailleurs la seconde partie du film le montre, tant l’exécution du coupable a été rapide. Pour le public : destinée à étouffer la vérité. Cela n’interdit pas le metteur en scène d’opter pour une version, celle d’un crime non prémédité, puisqu’il nous montre l’assassin incapable de profiter de l’après. Version très discutée, mais ce n’est pas le problème du cinéma. Le co-texte façonne le texte, mais le texte le lui rend bien.


Quand on observe le cinéma sud-coréen (ce qui ne signifie pas avoir tout vu !), la tentation est grande de voir dans les représentations du passé une des formes de l’écart, lequel est rhétoriquement le même avec les autres formes d’écart, par exemple géographique. Un sous-genre majeur est le ‘film de guerre’, qui ne produit pas toujours un grand frisson esthétique, mais a su parfois poser des questions douloureuses. Silmido (Kang Wu-seok, 2003) évoque une île que tout le monde connaît, près de Séoul. Le film en fait le lieu d’entraînement de troupes d’élites formées pour aller assassiner le Leader du Nord. Ce sujet même est provocateur, dans la mesure où les représentations imposent l’idée implicite que c’est là une pratique "connue" du Nord non démocratique (l’attaque de Nord-Coréens sur la Maison bleue à Séoul en 1968). Le présupposé veut qu’un Sud démocratique ne saurait utiliser les mêmes méthodes. Sauf pour se "défendre" ! Mais ce n’est pas du tout l’optique justificative du film.


Les aléas de la politique font que le projet est abandonné. Les soldats formés à tuer (sinon quoi ?) et confinés explosent et organisent une action éclair contre la présidence du Sud, presque identique à celle qui "aurait dû" avoir lieu au Nord. Massacre général, comme d’habitude dans le cinéma sud-coréen lorsqu’il s’agit de politique fiction (présente ou passée). Voir JSA. Si l’optique générale du film ne cache pas une sympathie pour ses personnages (le point de vue générant de toute façon une identification). Mais il n’est pas interdit de voir à l’œuvre l’ensemble de l’armée sud-coréenne, qui, surprise par la démocratisation, ne peut que continuer sur sa lancée, sur sa logique guerrière ?


Un grand film cumule les effets d’écart, en s’efforçant de faire à la fois survivre et resurgir le passé : Welcome to Tongmakkol (le titre original est en anglais, 2005, Pak Kwang-hyun). La solution : écrire le passé qui n’a pas eu lieu. Deux escadrons, un de chaque côté [5], subissent une épreuve semblable, très productive narrativement parlant : Chacun est victime de son propre camp, pris à la gorge par ses retraites successives. Trois survivants par camp se retrouvent ‘par hasard’ dans un village de montagne, Tongmakkol, où, après un début d’affrontement, ils font front commun pour protéger les villageois.


L’intérêt du film réside dans le contraste entre ces soldats ‘réalistes’ (le bruit réaliste des mitraillettes surprend d’abord, puis convainc de leur "réalité") et les villageois, plus villageois que nature. Ils sont si gentils, si unis, si intemporels qu’ils n’existent pas bien sûr. Sort-on alors du champ du réel, donc d’un passé ou d’un présent réel ? Formellement oui, mais pour accéder à un niveau "supérieur", celui de la Corée intemporelle, éternelle, qui existe dans chaque tête coréenne, toutes générations confondues. Nationalisme ? Certainement, mais rappelons que nous sommes dans le film en pleine Guerre de Corée, et que cette guerre se mène au nom de "la" Corée. Corée que représente le village de Tongmakkol. Représente parce qu’elle en est une image, mais représente aussi parce qu‘elle est la Corée de maintenant dans l’esprit des spectateurs.


Pour ce faire, Pak Kwang-hyun fait appel à ce que Yi Kwang-baek appelait une "utopie rurale", comme matrice des discours actuels sur la Corée. Si elle se conçoit comme moderne, elle se construit (Nord comme Sud) sur la base d’un passé rural (ce qui efface son passé féodal-confucianiste), idéal, "authentique". Et c’est cette Corée là, via la synecdoque du village idéal pour laquelle les trois soldats des deux camps vont se sacrifier. Nouveau carnage final parmi les Coréens historiques, pour maintenir et sauver les Coréens transhistoriques et éternels.


Pourquoi ce passé qui n’a pas eu lieu peut-il intéresser, et même passionner, tant le film est intelligemment construit, n’hésitant pas devant les scènes fantastiques ? Parce qu’il est le passé qui aurait dû avoir lieu. Aussi, loin d’être une vision exceptionnelle, l’optique du film retrouve ce qui fait la nature même du récit national : ce qui est, en même que ce qui devrait avoir lieu [6].


Patrick Maurus


 

1. Même si ce titre est référentiel (c’était une chanson connue de l’époque), surtout pour la partie la plus âgée du public.

2. Traduit chez Actes Sud.

3. Lorsque nous sommes descendus ensemble à Kwangju pendant le tournage, le journaliste Philippe Pons qui était sur place pendant les événements a fait l’objet d’un questionnement serré sur ce qui s’était passé !

4. Ceux de différents personnages qui se cherchent, sans qu’on sache réellement si ce sont bine eux qui se cherchent, sans oublier le recours à l’animation.

5. Le thème du double est certainement le plus prégnant et le plus inter-sémiologique dans la narrativité sociale coréenne, Nord comme Sud.

6. Incidemment, le réalisme socialiste ou réalisme juchéen du Nord, tout à fait dans cette ligne, n’est pas une exception historique, mais une formalisation dogmatique.

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