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  • André Fabre

Les nationalismes en Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon), passé et présent



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Introduction


Au moment de commencer cette intervention, il ne me paraît pas inintéressant d’évoquer la suite d’événements en apparence fortuits qui m’ont conduit à m’intéresser à ce sujet.

Tout d’abord, il y a quelques années, je suis tombé dans le métro sur une affiche de la mairie de Paris vantant les attraits de la capitale et soulignant que, depuis des temps fort reculés la ville avait attiré quantité de «touristes». Le texte était bordé de toute une série d’illustrations de ces «touristes» : un centurion romain, un guerrier germain, un pirate viking…et un fantassin prussien de la guerre de 1870. Je me suis dit alors qu’on verrait mal un samouraï figurer sur une affiche touristique de la mairie de Séoul et encore moins un soldat japonais sur une pub de la mairie de Pékin.


Quelques temps plus tard, allant découvrir les nouvelles salles du Musée de l’armée aux Invalides consacrées à la guerre 1939-1945, j’ai remarqué, à l’entrée, deux tourelles de char d’assaut. L’une était celle d’un R35 français, l’autre d’un Panzer II allemand. Le commentaire figurant sous la tourelle du char français n’était guère élogieux : « manque d’autonomie, absence de liaisons radio, manque de puissance, canon modèle 1918 servi par un chef de char surmené [qui, seul sous tourelle, devait charger et tirer le canon, observer ce qui se passait autour de son engin et donner des instructions au pilote]». Par contre, la notice du Panzer II énumérait ses nombreux mérites : « Rapide et bien armé face à une infanterie alliée manquant de moyens antichars, il contribue au succès allemand». Là aussi, je voyais mal un musée extrême-oriental reconnaître de façon si explicite sa défaite, vanter la supériorité du matériel adverse et évoquer le conflit en mettant toujours en parallèle les deux camps. On était loin du temple de Yasukuni dont je parlerai plus tard.


En 1997, alors que je buvais quelques bières avec des amis coréens dans un bar d’étudiants nous avons fini par parler de la question de Dokdo / Takeshima. Soudain, un de mes compagnons de table s’est éclipsé un moment et est revenu m’offrir une cassette d’un groupe pop qui était en tête du hit parade du moment. La chanson vedette s’appelait Dokdo uri ddang (« l’île de Dokdo, c’est notre terre »). Là aussi, je voyais mal un groupe français (à l’exception d’un groupe marginal du style Neuvième Panzer Symphonie) faire un tabac avec un morceau intitulé «Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine» ou bien « Vous n’aurez pas notre Rhin allemand».


Comme l’a dit je ne sais plus quel homme politique allemand, une guerre entre la France et l’Allemagne serait aussi improbable qu’une guerre entre la Prusse et la Bavière».

Et tout cela me ramenait au 4 août 1982, jour où, à l’occasion de la énième révision des manuels d’histoire japonais, le quotidien sud-coréen Chung’anIlbo publiait deux articles parallèles, l’un de mon collègue, le professeur Werner Sasse de Hambourg et l’autre de moi-même, tous les deux traitant du même sujet : les manuels d’histoire en Allemagne et en France. Chaque auteur ignorait qu’un de ses collègues était aussi interviewé et, à mon grand plaisir, nous disions la même chose. A savoir que les deux pays avaient reconnu leurs erreurs passées et que, dans deux voisins devenus amis, la vérité historique était respectée dans les manuels d’histoire.


Il y avait là matière à réfléchir et à en faire le sujet d’un exposé qui est celui de l’intervention que j’ai l’honneur de faire devant vous aujourd’hui.

A – Les nationalismes du passé

1 – La Chine ou le nationalisme spontané


S’agissant de la Chine, force est de constater qu’elle s’est forgée toute seule son nationalisme et sa « centralité » au contact des populations environnantes : les barbares.

Comme le remarquait déjà le grand sinologue Henri Maspéro [1] :

«La civilisation chinoise se développa en tournant le dos au monde méditerranéen ; elle resta, au moins aux origines, en dehors de son influence… et se déploya en façade sur l’Océan Pacifique… A l’extrême Ouest du monde chinois habitent des barbares et, au-delà, c’est le désert. » (p.1).

Un peu plus loin, il précise la position de la Chine qui, à l’époque, faisait figure d’une île au milieu d’un océan de barbares :

«Aux temps anciens, [la Chine n‘occupait] qu’une petite partie [de son territoire actuel dans le Nord, les portions moyenne et inférieure du bassin du Fleuve Jaune (Huanghe) ; et même dans ces limites restreintes, les Chinois étaient loin d’être les habitants uniques : la plaine irriguée leur appartenait seule, et toutes les montagnes, jusqu’en plein cœur de leur domaine, étaient aux mains des barbares.»

Ces barbares, on les trouve déjà mentionnés dans un des premiers documents chinois : le «Classique des Documents» (shujing 書經) compilé vers le II° siècle avant notre ère. [2] On les désigne de façon générale sous le terme de jiu yi ba man 九夷 八蠻, c’est-à-dire, «les neuf barbares de l’est» – le caractère 夷 est composé du caractère 大 « un homme de grande taille » et du caractère 弓 « arc » ; c’étaient donc des barbares de grande taille armés d’arcs – et «les huit barbares du sud». Le caractère pour man 蠻 s’écrit avec la clé des insectes (虫), ce qui laisse entendre que ces peuplades vivaient dans les régions méridionales infestées de reptiles et d’insectes. Le classique cite encore d’autres barbares : les Di (狄) barbares du Nord, les Huai Yi (淮夷) « les barbares des bords de la Huai » – au sud du Fleuve Jaune, Lai Yi (萊夷) «les barbares de Lai», les Mo (貊) « tribus sauvages de Nord » avec qui, sous le nom de maek, auront aussi affaire les habitants des marches septentrionales de la Corée ancienne, les Rong (戎) « barbares de l’Ouest », les Xu Rong (徐戎) «Rong du pays de Xu». Maspéro note que «la vie était rude pour ces colons [d’ethnie Han] du Far-West chinois» (p.46).


Dans sa carte de la Chine aux environs de 350 av.J.–C., Jacques Gernet localise les barbares suivants : Donghu (au nord-est), Xiongnu (au nord-ouest), Rong (à l’ouest), Yang-hue, Min-Yue et Du-Yue (au sud-est) en bordure du bassin du Yangzi. [3]

Ces barbares, pouvaient se ranger en deux catégories. Il y avait, d’une part, ceux qu’on pourrait appeler les « vrais barbares » d’ethnie et de langue différentes des Han (漢) – nom traditionnel des Chinois, tels que les Rong et les Man, proches des Tibétains, ou les Xiongnu et les Mo proches des Mandchous et des Toungouses ; il y avait, d’autre part, les « faux barbares », tels que les Miao (苗) « certainement des peuplades chinoises, restées en retard dans leurs montagnes, leurs marais, ou leurs forêts, à l’écart du mouvement civilisateur qui entraînait les gens des plaines». [4] Les « gens des plaines » étaient, eux, les Chinois civilisés qui s’étaient sédentarisés, avaient mis en pratique l’agriculture et inventé l’écriture. Avec le passage du temps, l’utilisation de l’écriture, le progrès matériel et l’organisation politique creusèrent la différence entre les Chinois et les barbares qui les entouraient.


Et c’est à propos de cet «îlot civilisé au milieu des barbares » (Maspéro), que figurent dans les ouvrages les plus anciens que sont le Shujing « classique des documents » et le Shijing «classique de la poésie» [5] les premières mentions du toponyme Zhongguo (中國) « la Chine ». [6]


Dans les premiers textes, toutefois, Zhongguo ne signifie pas « la Chine » mais « la capitale » (Couvreur dans le Shijing), le « royaume situé au centre de la Chine, le domaine propre à l’empereur » (Couvreur dans le Shujing), ou, comme l’explique Gernet – p.65, « les royaumes du centre », c’est-à-dire les petits royaumes du bassin du Fleuve Jaune par opposition aux royaumes périphériques qui vont prendre de plus en plus d’importance et s’affronter à l’époque des Royaumes combattants (453-221 av. J-C.) qui se terminera par l’unification de la Chine sous les Qin (221-206). [7]


Donc, dès les premiers âges, les Chinois se situaient au centre du monde civilisé. Dans leur langue, ils avaient le terme wufang (五方) « les cinq directions » – le nord, l’est, le sud, l’ouest et le centre, mais, quand ils se situaient par rapport à leurs voisins, ils utilisaient le terme sifang (四方) « les quatre directions » c’est-à-dire « partout », « tous les pays alentour ». En chinois, dès les temps les plus reculés, le chiffre quatre en vient à prendre la signification de « tous », cf. siyi (四夷) « tous les barbares », sihai (四海) « les quatre mers », c’est-à-dire « tout le pays compris entre les quatre mers », « l’empire chinois ».


On peut donc dire que la « centralité » ou le « sinocentrisme » est né avec la Chine. L’apparition des États militaires (Gernet p. 74) et les rivalités qui s’en suivirent pour se terminer par un seul empire unifié, ne firent que renforcer ce sentiment de se trouver au centre. En outre, les Chinois ont eu dès le début le sentiment que leur pays, le « pays du centre » (Zhongguo) était le seul civilisé et que leurs « quatre voisins » étaient tous des barbares qui devaient être pacifiés, si besoin est par une expédition militaire zheng (征), et en tout cas, soumis, inféodés – du moins sur le papier. Le symbole de leur situation de vassal était le tribut gong (貢) que le barbare vassal se devait de présenter à son suzerain : l’empereur de Chine. [8]


Il est intéressant de noter que dans le Shujing le mot di (帝) avec le sens de « empereur » n’apparaît qu’à la fin de l’ouvrage (Part IV, CH XVIII Duo Fang « Nombreuses contrées ». Dans les parties antérieures de l’ouvrage, di désigne l’ «empereur céleste », le «roi du ciel » (shangdi (上帝). Les souverains des « royaumes du centre » s’appellent wang (王) « roi », que Couvreur traduit souvent par « empereur ». [9] Ce n’est qu’après le « Premier empereur des Qin » (qinshihwangdi (秦始皇帝), une fois la Chine devenue empire à part entière avec des dynasties puissantes (les Han (漢), les Tang ( 唐), les Ming (明)), que les Chinois considéreront qu’il n’y a qu’un seul empereur Di ou Huangdi à la tête de la Chine, Etat suzerain, et que tous les royaumes « dans les quatre directions » ne sont gouvernés que par des rois wang (王) qui ne sauraient être que leurs vassaux.


Les « barbares intérieurs » à l’espace chinois n’étaient cependant que la face apparente de l’iceberg, la face cachée représentait la menace la plus grave : les peuples de la périphérie. C’est la raison pour laquelle, après la chute de la première et éphémère dynastie des Qin, l’empire chinois, surtout sous les dynasties des Han et des Tang s’employa à sécuriser ses frontières.


L’Est fut relativement facile à verrouiller. Dans un premier temps, les Chinois installèrent dans la péninsule coréenne la commanderie de Lolang qui dura de 108 av. J.-C. à 313 de notre ère, mais qui était loin d’en contrôler tout le territoire. Dans un second temps, afin de mieux contrôler leur marche orientale, ils s’allièrent au royaume coréen de Silla pour détruire ses deux rivaux : Baekje dans le coin sud-ouest de la péninsule et Goguryeo à cheval sur le nord de la péninsule et la Mandchourie jusqu’au fleuve Liao. Une fois unifiée par Silla en 668, la Corée ne représenta plus un danger pour la Chine dont les dynasties coréennes successives restèrent toujours le fidèle vassal. Quant au Japon, il était séparé du continent par la mer et protégé, comme nous le verrons, par les Kamikaze. [10]


Les choses furent également faciles au Sud. Dès 111, toute la région au sud de Canton est conquise et divisée en commanderies. Figure au nombre de ces commanderies le Vietnam du nord qui restera sous tutelle chinoise jusqu’au X° siècle. [11]


Vers l’Ouest, l’empereur Wudi des Tang défait les Tuque, ancêtres des Turcs, et essaie de contrôler l’Asie centrale dans la région du Pamir. Comme le font remarquer Reischauer et Fairbank, les troupes chinoises ont pu atteindre des régions situées à près de 4000 kilomètres de la capitale de l’Empire, beaucoup plus loin que ce qu’on fait les légions romaines, en dépit du fait que le bassin de la Méditerranée était beaucoup plus accessible. [12] Mais en 751, les Arabes remportèrent sur les armées des Tang leur bataille de Poitiers, la bataille de Talas (dans l’actuel Kirghizstan), qui mit fin définitivement à l’expansion chinoise vers l’Ouest.


La frontière du Nord resta toujours LE problème. C’est là que la Chine était en contact avec les vastitudes incontrôlables de la Mongolie et de l’espace sibérien. Et c’est de là que déferlèrent les barbares : Xiongnu, Turcs, Ouïgours,Khitan, Mongols, Mandchous…


On peut dire qu’avant l’invention de l’« encerclement capitaliste » par Staline, les Chinois avaient déjà inventé l’ «encerclement par les barbares». C’est pourquoi la Chine, quand elle était en position de décider, ne toléra jamais la présence d’une menace sur ses frontières. Mac Arthur aurait dû y penser en s’approchant trop près du Yalou en 1950, le Vietnam aussi, quand il envahit le Cambodge en 1979. Ce fut aussi le cas du royaume coréen de Goguryeo, mais, auparavant, il convient d’examiner le cas du Japon.

2 – Le Japon ou le nationalisme fabriqué de toutes pièces


A la différence du nationalisme chinois qui s’est construit de façon spontanée pendant de nombreux siècles et au fur et à mesure de l’essor du peuple Han et de ses confrontations avec les barbares, le nationalisme japonais, lui, a été fabriqué de toute pièces au cours de trois règnes. Ceux des empereurs Keitai (継体507-531), Kimmei (欽明539-571) et Temmu (天武673-686). Le « produit », fruit de plusieurs compilations, se présente sous forme de deux livres parus à huit ans d’intervalle : le Kojiki (古事記 « Récit des faits anciens »), publié en 712 et le Nihonshoki (日本書紀 « Chroniques du Japon »), paru en 720. [13]

Le Kojiki est une compilation des mythes et des légendes du Japon ancien ; il comporte aussi des récits historiques et pseudo historiques, des étymologies populaires et des généalogies à commencer par celle de la famille impériale décrite comme d’origine divine, version officielle qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a jamais été démentie. On retrouve les mêmes ingrédients dans le Nihonshoki, mais le « plus » qu’apporte ce dernier ouvrage, c’est qu’il couvre une période plus longue et, surtout, qu’il se veut une véritable chronique historique au sens chinois du terme. Ce qui veut dire qu’une partie de ces chroniques relate de façon fiable des événements historiques. L’importance du Nihonshoki ne s’arrête pas là. Comme l’écrit Philippi (page 16), [par rapport au] Kojiki « qui se concentrait sur les ‘faits anciens’ et ne disait rien du présent…le Nihonshoki se veut une histoire nationale et officielle qui, si l’occasion s’en présentait, serait montrée avec fierté à une cour ou à un émissaire étrangers…Le prestige national exigeait une histoire faisant autorité et se référant à certains standards internationaux. ». Ces deux ouvrages représentent en fait une tentative de la cour pour établir une version historique de ses origines, version qui fasse autorité. C’est pourquoi Yasumaro, le compilateur du Nihonshoki, avait décidé de réviser les documents historiques légués par le passé pour « écarter ce qui était erroné et établir la vérité », afin d’offrir aux générations futures une «doctrine historique officielle».


deux ouvrages, surtout le Nihonshoki sont donc aussi des instruments de propagande officielle. A cette époque, déjà, le Japon copiait et il copiait la Chine. Comme l’ont remarqué les spécialistes qui ont passé à la loupe les chroniques du Japon, on y trouve des passages qui imitent ou, tout simplement recopient des passagers entiers tirés des anciennes chroniques chinoises ou coréennes. Comme le fait remarquer Philippi :

«des citations mot à mot de sources chinoises sont mises dans la bouche de Japonais».

Les Chinois avaient des barbares ? les Japonais avaient aussi les leurs : les Emishi. Il s’agissait de peuplades qui occupaient le nord de l’île de Honshu et celle de Hokkaido. Elles étaient probablement d’ethnie différente et parlaient une langue que les Japonais anciens ne comprenaient pas, puisqu’ils disaient que la langue des Emishi était « comme les cris des oiseaux » (tori naku kotoba). Il n’y a pas lieu, ici, de s’attarder sur ces barbares. Ils furent éliminés petit à petit et, au XVII° siècle les Japonais, au sens moderne du terme, occupaient tout Honshu et la frange méridionale de Hokkaido. Le reste de cette île ainsi que Sakhaline étaient occupés par les Aïnus dont la parenté avec les Emishi reste encore un objet de controverses. [14]


La Chine avait des vassaux ? Le Japon aussi et, dans ce rôle, les royaumes de la péninsule coréenne étaient tout désignés. Il s’agit en l’occurrence des royaumes de Goguryeo (高句麗 / Koma en japonais), Baekje (百濟 / Kudara en japonais), Silla (新羅 / Shiragi en japonais) et du territoire de Imna (任那 / Mimana en japonais). Le statut de Imna / Mimana a fait couler et fait encore couler beaucoup d’encre en Corée et au Japon : comptoir japonais? tête de pont? colonie? En tout cas, pour le Nihonshoki, il n’y a pas l’ombre d’un doute : Mimana est « le domaine du Japon » (Yamata no agata no mura) ou «les possessions de l’intérieur» (uchi tsu miyake no kuni). Quant aux autres royaumes de la péninsule, la langue de bois des chroniques japonaises les englobe sous la dénomination de «provinces d’outre-mer» (wata no hoka no kuniguni) ou de «marches occidentales» (nishi no tonari). Ce sont des vassaux qui envoient à la cour impériale japonaise des cadeaux (mono 物), des otages (mukahari 質) et le tribut (mitsuki 貢). Le rituel des ambassades des royaumes coréens feudataires qui viennent rendre hommage à la cour impériale est décrit avec force détails. [15]


Ces pays font l’objet de désignations marquant bien leur rang de vassal tandis que le Japon se dote de noms magnifiques : «l’Honorable pays à l’est de la mer» (himugashi no kashikoki kuni 海東貴国), « le Pays des huit grandes îles » (oho ya shima no kuni 大八洲国), « la Cour céleste (天朝) ou carrément «le pays du centre» (中國) avec les mêmes caractères que zhungguo «Chine». [16]

Avec ses propres barbares et ses propres vassaux, le Japon ne se contente pas d’imiter la Chine, il veut l’égaler. En 608, quand l’empereur japonais Suiko (推古) envoie une réponse à l’empereur des Tang, il commence sa lettre par la formule suivante : « L’empereur d’Orient s’adresse respectueusement à l’empereur d’Occident » (Yamato no sumeramikoto tsutsushimiteMorokoshi no kimi ni mausu 東天皇敬白西皇濟), montrant ainsi qu’il se place sur le même pied d’égalité que le souverain de la Chine. La cour impériale chinoise, probablement sous le choc, ne donna pas suite.

Ce sentiment d’égalité voire de supériorité se retrouve quelques siècles plus tard dans une pièce nô : Hakurakuten (白樂天), œuvre du grand dramaturge Zeami (1363-1443). Dans ce nô, le poète chinois Bo Juyi, connu aussi sous le nom de Bo Luotian, Hakurakuten en japonais, débarque au Japon avec la ferme intention d’apprendre aux insulaires ce qu’est la poésie. Il les provoque dans une joute poétique, mais, à sa grande confusion, il est battu sur son propre terrain par le vieux pêcheur qui l’a accueilli sur le rivage, mais qui est en fait que le dieu de Sumiyoshi. Surpassé par ce qu’il croit n’être qu’un homme du peuple, Hakurakauten n’ose pas affronter les poètes de la cour et juge préférable de se rembarquer sans plus tarder. Le final de la pièce commence par les vers suivants :

« De Su miyoshi le dieu tant qu’il en aura le pouvoir le pays du Soleil levant ne laissera asservir »

Le départ du poète chinois est salué par la danse de la fille du Roi Dragon et le mouvement de ses manches provoque un vent divin (kamikaze 神風) qui repousse le navire en direction du continent. [17]

Les Japonais pensent que c’est le même vent divin qui a détruit à deux reprises en 1274 et en 1281 les flottes mongoles venues pour conquérir l’empire du Soleil levant.

3 – Les Corées, d’une menace pour la Chine au rôle de brillant second et loyal vassal


Comme nous venons de le voir, alors que l’Europe se trouvait encore dans le purgatoire qui a fait suite à la chute de l’empire romain et que les nationalismes n’en étaient même pas au stade du balbutiement, [18] la Chine, depuis au moins le II° siècle avant J. – C. et le Japon, dès le VIII° de notre ère, avaient institutionnalisé leur propre nationalisme sur la base d’une série de documents officiels.

Dans ce domaine et par rapport à eux, la Corée, ou plutôt les royaumes coréens paraissent bien discrets et fort peu loquaces. La raison essentielle est à rechercher dans les dates tardives des deux premiers textes historiques coréens qui ont vu le jour pendant la dynastie de Goryeo (935-1392) : le Samguksagi (三國四記) « Chroniques des Trois Royaumes » compilé en 1145 par le lettré Kim Bu-sik sur ordre du roi, et le Samgukyusa (三國遺事), paru en 1281 et dont l’auteur est le moine zen (seon en sino-coréen) Iryeon. [19]


Il existe de nombreuses preuves de l’existence de documents beaucoup plus anciens tels que les « Chroniques de Baekje » (Baekjebongi 百濟本記) dont on trouve une première mention datée de 248 de notre ère dans le Nihonshoki, mais ces documents ne nous sont pas parvenus. Ils ont certainement été détruits lors des guerres qui ont provoqué l’anéantissement de Baekje en 660, puis de Goguryeo en 668. Quand une partie de la cour de Baekje s’en est allée chercher refuge à la cour de Yamato au Japon, certains de ces ouvrages ont dû être emmenés dans les bagages des émigrés. En lisant dans le Nihonshoki les passages concernant Baekje on a même parfois l’impression que les scribes les rédigeaient avec le Baekjebongi sous le coude. Quoi qu’il en soit, si des documents coréens datant de l’époque des Trois Royaumes ont été introduits au Japon, on n’en retrouve aucune trace.


D’après les documents dont nous disposons et les événements historiques dont l’authenticité n’est pas à mettre en doute, la péninsule coréenne se distingue de ses deux voisins sur trois points importants.


Premièrement, alors que les dieux chinois et japonais ont créé le monde et à plus forte raison leur pays ex nihilo, dans les mythes fondateurs des Trois Royaumes, non seulement le monde, mais aussi les territoires coréens existent déjà et abritent une population « indigène ». Aux origines mythiques de la Corée, Hwan-ung, le Dieu du Ciel, avait un fils cadet Hwan-in, « qui désirait vivre sur terre auprès des hommes ». Son père l’envoya donc dans la péninsule pour y apporter le bonheur. Là, il épousa une ourse devenue femme et, de cette union, naquit Dan-gun, le grand ancêtre de tous les Coréens. Comme on le constate, le Dieu du Ciel envoie, non pas son fils aîné dont il n’est fait mention nulle part, mais son fils cadet pour régner sur une population qui existe déjà Jumong, le fondateur de Goguryeo a été enfanté par une lumière divine qui a frappé la fille du roi dragon recueillie par un autochtone. Il vient au monde dans un œuf, mais, lui aussi, règne sur une population qui se trouve déjà là. Onjo, le fondateur de Baekje descend de Jumong, quant à Bak Hyeokkeeose, premier roi de Silla, lui aussi est né d’un œuf vénéré par un cheval céleste. Les grands ancêtres des trois royaumes coréens ne sont dont pas les créateurs des territoires et des peuples qu’ils gouvernent, mais ils viennent en prendre possession à l’occasion d’une naissance miraculeuse, excepté Onjo, descendant de Jumong. Les spécialistes en déduisent que ces mythes fondateurs indiquent qu’un peuplement d’origine toungouse ou altaïque est venu se superposer aux populations anciennes dont on ignore la nature. Et que les Coréens des Trois Royaumes, à la différence de leurs voisins chinois ou japonais, n’ont jamais cherché à faire croire qu’ils avaient créé le monde, qu’ils descendaient directement des dieux et que cela leur donnait le droit de traiter les autres en vassaux.


Deuxièmement, bien que les documents chinois et japonais aient voulu diminuer l’importance des royaumes coréens et n’y voir que des vassaux, il fut un temps où ils représentèrent pour ces deux pays une réelle menace.


L’Etat de Goguryeo au faîte de sa puissance à partir de 414, était aussi puissant que la Chine et, de fait, son rival. Dès 12 de notre ère, Goguryeo (高句麗) envahit la Chine et Wang Mang, qui règne alors sur l’Empire du Milieu est si furieux qu’il «dégrade » son ennemi en décrétant que, désormais, on l’appellera Haguryeo (下句麗) « Goguryeo inférieur» en quelque sorte. En 313, alors que la Chine est en plein chaos, Goguryeo s’empare de la commanderie chinoise de Lolang, mettant ainsi fin à quatre siècles de présence chinoise dans la péninsule.


Comme nous l’avons déjà dit, l’apparition sur ses marches d’un voisin puissant était insupportable pour la Chine. Les empereurs chinois étaient obsédés par l’existence sur leur flanc droit de Goguryeo. La dynastie des Sui n’eut de cesse de mettre Goguryeo à genoux, mais elle alla d’échec en échec. En 612 l’empereur Yangdi lança une nième expédition contre ce « barbare». La veille de la bataille qui devait opposer les deux ennemis jurés sur le fleuve Salsu (appelé Cheongcheon de nos jours), le général Eulji Mundeok, commandant de l’armée coréenne envoya à son homologue chinois le poème suivant qui était une sorte de défi:

Votre stratégie n’ignore rien de l’astronomie plans admirables savent tirer profit du terrain Grande déjà est votre gloire Sachez que c’est assez et tenez-vous en là C’est ce que je voulais vous dire.

Son adversaire ne voulut pas tenir compte de cet avertissement et subit une cuisante défaite. Saignée à blanc par la guerre contre son voisin oriental, la dynastie des Sui s’effondra pour laisser la place à celle des Tang.

La nouvelle dynastie reprit le flambeau et, cette fois, grâce à son alliance avec le royaume de Silla parvint à éliminer Baekje en 660, puis Goguryeo en 668. C’est cette dernière date qui est retenue comme le début de l’unification de la péninsule par Silla, mais les choses étaient un peu plus compliquées. Les Chinois voulaient en fait coloniser la péninsule en gardant tous les territoires au nord de Silla et en transformant ce royaume en « Grande commanderie de Gyerim ». [20] Les Coréens eurent alors un sursaut patriotique et les troupes de Silla, bénéficiant du concours de leurs anciens ennemis : des unités de Baekje et de Goguryeo (apparemment les Chinois ne contrôlaient pas la totalité des territoires conquis) repoussèrent les Chinois jusqu’à une ligne allant de l’embouchure du fleuve Daedong à l’ouest jusqu’à la baie de Weonsan à l’est. Les dynasties postérieures parvinrent à récupérer les anciens territoires de Goguryeo jusqu’aux fleuves Yalu et Tuman mais ne purent pas pousser plus loin. La Mandchourie méridionale du fleuve Yalu au fleuve Liao était devenue l’Alsace-Lorraine de la Corée. En 935 quand, après l’effondrement de Silla, une nouvelle dynastie vit le jour, elle prit le nom de Goryeo (高麗), un ancien nom de Goguryeo, lu Koma dans les annales japonaises, rappelant ainsi ses revendications territoriales.


Tous les efforts furent vains. Quand, en 1388, le général Yi Seong-gye, futur fondateur de la dynastie des Yi (李), convainquit les troupes de Goryeo déjà sur le Yalu de renoncer à attaquer la Chine, c’est alors seulement que la Corée renonça définitivement à cette portion de son ancien territoire. [21] Le rêve avait duré 720 ans.


Concernant le Japon, les sources coréennes sont encore plus laconiques. Il y a un contraste frappant entre le luxe de détails du Nihonshoki démontrant que les royaumes de Corée étaient ses vassaux et les documents coréens qui nous livrent très peu de choses. On peut même se demander si les compilateurs du Samguksagi et du Samgukyusa n’ont pas voulu « tuer par le silence » (muksal 默殺) les relations avec l’archipel, parce qu’ils n’éprouvaient que du mépris envers le « royaume des Nains » 倭國 waeguk, le tout premier nom du Japon dans les chroniques chinoises. Les Japonais utilisèrent aussi ce caractère pour désigner leur pays en le lisant à la japonaise Yamato. Par la suite, dans un sursaut nationaliste, ils réécrivirent Yamato, en remplaçant le caractère 倭, par deux autres : 大和 (« grande harmonie »). Nihon (日本), le « pays du Soleil levant » est d’un emploi plus tardif. Ce n’est qu’en 670 qu’il apparaît dans la correspondance diplomatique avec le Japon. [22]


Une autre possibilité concernant les sources coréennes, est que les compilateurs de la dynastie de Goryeo aient voulu taire un passé qu'ils jugeaient humiliant.

Alors que les sources coréennes mentionnent les envois du tribut par les Trois Royaumes à la Chine, on ne trouve aucune mention d’un tribut envoyé au Japon. On fait état seulement de quelques rares envois de cadeaux. [23]


Si le Samguksagi est muet sur la question des otages, on trouve, par contre, dans le Samkugyusa l’histoire de Bak Je-sang (朴提上), histoire doublement intéressante parce qu’elle reconnaît l’envoi d’otages coréens au Japon et nous fournit aussi un bel exemple de nationalisme et de fidélité au suzerain, dans le plus pur style confucéen.


D’après ce récit, en 426, Nulji, roi de Silla envoie au Japon Bak Je-sang avec pour mission d’exfiltrer son frère, le prince Minhae, retenu en otage à la cour. Bak, se faisant passer pour un transfuge dont la famille a été massacrée par Nulji, gagne la confiance de l’empereur du Japon et se lie d’amitié avec Minhae. Il réussit à faire fuir ce dernier, mais reste sur place pour retarder les soupçons des Japonais. Quand ces derniers se rendent compte de la ruse, Bak est arrêté et torturé. Sommé par l’empereur du Japon de faire acte d’allégeance, il s’écrie : « Je suis sujet de Gyerim et non votre vassal » et il ajoute « Plutôt être un cochon ou un chien à Gyerim qu’un noble au Japon ».


Troisièmement, une fois réalisée l’unification, les dynasties de Silla, Goryeo et Yi, appelée aussi la dynastie de Joseon, se montreront de fidèles vassaux de la Chine en faisant bien la différence entre les dynasties chinoises avec lesquelles elles maintiendront des relations pacifiques et les dynasties « barbares » (orangkae 오랑캐) des Yuan mongols et des Qing mandchous. Non seulement les Coréens se contenteront du rôle de brillant second, envoyant le tribut et, si la Chine le leur demande, des troupes pour mater des révoltes ou des ennemis extérieurs, mais aussi ils s’en montreront fiers. Cela leur valut de la part des Chinois le surnom élogieux de « Pays de la politesse [situé] à l’orient [de la Chine] (Dongbang yeui ji guk 東方禮儀之國). [24]


Quand en 1590 Hideyoshi propose à la Corée de s’allier au Japon pour attaquer la Chine les Coréens s’en étonnent et écrivent dans leur réponse : « Pourquoi ne voulez-vous pas accepter la suzeraineté de l’empereur au lieu d’avoir des intentions hostiles à son égard ? Cela dépasse notre entendement. » [25] Ce qui leur valut deux invasions en 1592 et en 1597 qui ravagèrent leur territoire.


On peut dire que par opposition au nationalisme dominateur de la Chine et au nationalisme exacerbé du Japon qui n’est pas sans préfigurer « l’ambition et la démesure du Japon impérial » [26] , la Corée a fait preuve dans le passé d’un nationalisme « tempéré » et n’a pas cherché à dominer ses voisins. Cela est dû en partie au fléau qui, de tout temps, s’est abattu sur les habitants de la péninsule : le factionnalisme. Si la Corée a été le « pays du Matin calme » pour ses voisins, c’est parce que les Coréens étaient trop absorbés par les luttes intestines. [27]


B – Les nationalismes actuels


Dans le chapitre 2 de son ouvrage La renaissance de l’Asie : « Nationalisme et communisme », François Godement écrit (p.55) qu’«il n’y a pas d’acte de naissance du nationalisme asiatique puisque celui-ci peut prétendre puiser ses sources dans tous les actes de résistance à la colonisation intervenus depuis les origines. » On pourrait ajouter que les nationalismes actuels en Extrême-Orient sont les enfants naturels du colonialisme occidental qui vint brutalement réveiller les dragons endormis : Guerre de l’opium contrer la Chine (1839-1842), ouverture forcée du Japon par le Commodore Perry en 1853, sac du Palais d’Eté à Pékin et traité de Tianjin de 1858, guerre sino-japonaise de 1894-1895 qui arrache la Corée à la suzeraineté de la Chine, guerre russo-japonaise de 1904-1905 qui permet au Japon d’étendre son protectorat à la Corée, annexée par la suite en 1910. [28] Qui plus est, en application des traités inégaux, Hongkong et Kowloon deviennent une colonie anglaise en 1842, la Mandchourie est contrôlée par les Russes, les îles Ryukyu en 1879 et Taiwan en 1895 passent sous le contrôle des Japonais. Ces derniers, profitent de leur victoire sur la Russie pour leur arracher en 1905 le Liaodong qui lui avait été cédé par les Qing. [29] Last but not least les Japonais créent l’État du Mandchoukouo en 1932, et envahissent le continent chinois en 1937.


Comme le remarque le même auteur (p.53), « L’ère coloniale a complètement bouleversé l’Asie, elle a abattu des États constitués (Chine, Vietnam, Corée) et a créé des États nouveaux (Inde, Philippines…). Elle a été déterminante pour la création des nouvelles frontières ». [30] En fait, ce qui caractérise les nationalismes dans cette partie du monde, c’est qu’ils s’alimentent aux revendications territoriales : Dokdo / Takeshima que se disputent Coréens et Japonais, les îles Senkaku / Diaoyu, pomme de discorde entre le Japon et la Chine ainsi que les riches gisement sous-marins de pétrole et de gaz, les archipels de la mer de Chine du Sud : Spratly, Paracel, Macclesfield, Pratas sur la route du pétrole, qui font partie de revendications multiples, les territoires frontaliers de l’Aksaï Chin et de l’Arunachal Pradesh revendiqués par la Chine et l’Inde. [31]


Les nationalismes actuels sont à double face ou, si l’on veut, à géométrie variable. Tantôt il s’agit de réactions épidermiques de peuples écorchés vifs par l’humiliation de la défaite et de la colonisation, tantôt il s’agit de considérations géostratégiques vitales pour leur avenir. Côté épiderme, le peuple descend dans la rue, agité par des soubresauts nationalistes que les Occidentaux ont souvent du mal à comprendre : révision des manuels scolaires japonais et visites au temple Yasukuni par le premier ministre de ce pays. Cela vaut essentiellement pour la Chine et la Corée, pays qui rangent le Japon dans la même catégorie que les « impérialistes occidentaux ». Et sur ce point, l’histoire se répète. De même que, par Nihonshoki interposé, l’empire du Soleil levant se voulait l’égal de la Chine et le suzerain des royaumes coréens, de même, le Japon de l’ère Meiji a copié son attitude sur celles des puissances coloniales occidentales de l’époque. Et la malheureuse Corée a été depuis l’antiquité comme le miroir de Blanche Neige dans lequel se regardait l’empire du Soleil levant pour savoir, non pas si il était le plus beau, mais pour s’assurer qu’il faisait bien partie des puissants de ce monde.


Dans une déclaration récente, Condoleezza Rice affirmait que « Les Etats-Unis sont en position de jouer un rôle particulièrement constructif dans une région qui change spectaculairement, où la Chine qui monte en puissance représente à la fois une chance pour la région, mais aussi certains défis. » [32]


Ces défis concernent l’appétit d’ogre de la Chine pour les matières premières, le pétrole et le gaz naturel. Si on se limite à prendre l’exemple du pétrole, la Chine consomme aujourd’hui près de 7 millions de barils par jour, soit deux fois plus qu’il y a dix ans et elle vient de devenir le deuxième consommateur mondial derrière les Etats-Unis, reléguant le Japon à la troisième place. Selon les projections, ses achats de brut à l’étranger seraient de 80% en 2030. Pour le moment, les deux tiers de ses importations proviennent du Moyen-Orient. Elles sont acheminées sur une route maritime de 12.000 km qui passe par la zone infestée de pirates du détroit de Malacca, route, qui plus est, contrôlée par l’US Navy. C’est pourquoi la Russie et l’Asie centrale intéressent beaucoup la Chine car cela lui permettrait de diversifier ses approvisionnements et de réduire a surveillance américaine. Dans cette optique, le 11 septembre a été une aubaine pour la Chine. Elle n’a pas tardé à s’aligner sur les Etats-Unis pour lutter contre les « terroristes » parmi lesquels elle accorde une place de choix aux séparatistes ouïgours du Xinjiang, accusés d’avoir des « liens directs » avec Al Qaida. Elle n’a pas attendu pour accorder une assistance militaire au Kirghizstan, à l’Ouzbékistan et au Kazakhstan où certains de ces séparatistes ont trouvé refuge. Pour un pays qui recherche une route sûre pour importer son pétrole, la stabilité du Xinjiang est un enjeu crucial. [33] Dans ce cas, la Chine lutte contre les nationalismes de sa périphérie par un « contre – nationalisme ethnique »


la « sinisation » de la population locale, menée par une politique de colonisation par les Han. Déjà, dans cette province de 20 millions d’habitants, les Ouïgours qui ne sont plus que 7 millions sont devenus minoritaires. On assiste au même processus au Tibet, envahi par la Chine en 1950. Sa sinisation devrait s’accélérer à partir de 2007 avec l’achèvement d’une ligne de chemin de fer qui traversera les 1142 km du plateau tibétain. Le trafic est estimé à 900.000 voyageurs par an. Déjà, dans les grandes villes du Tibet, les Han sont plus nombreux que les Tibétains. On s’est beaucoup mobilisé de par le monde pour le Tibet, mais sans grands résultats. Henri IV disait : « Paris vaut bien une messe », beaucoup de dirigeants et de chefs d’État pensent tout bas : « Lhassa vaut bien un contrat ».


C’est aussi le solide appétit de la Chine qui est à l’origine du contentieux territorial avec le Japon. Le gouvernement japonais a tracé une ligne de partage des eaux territoriales dans la mer de Chine orientale située à mi-chemin entre le continent chinois et la préfecture d’Okinawa. La Chine ne la reconnaît pas et a déjà commencé des forages de l’autre côté de la ligne pour le pétrole et le gaz naturel qu’abritent ces eaux. C’est là que les manuels scolaires japonais révisionnistes et les visites de M. Koizumi au temple de Yasukuni sont bien utiles pour provoquer la colère populaire et mettre la pression sur un voisin dont les investissements en Chine représentent 15% de leurs investissements outremer et dont la Chine, qui a évincé les Etats-Unis est devenue le premier partenaire commercial. [34]


Rien d’étonnant à ce que le Japon en vienne à considérer la Chine comme une menace potentielle. L’acheminement du pétrole destiné à l’archipel passe par le détroit de Formose. En 2004, l’empire du Soleil levant a redéployé sers forces qui sont passées du nord du pays au sud, dans la zone d’Okinawa qui donne sur la mer de Chine orientale. C’est le même genre de contentieux qui oppose Tokyo et Séoul à propos d’un îlot rocheux que les Japonais appellent Takeshima et les Coréens Dokdo. Le fait de l’inclure dans le territoire national permettrait de repousser d’autant la limite des eaux territoriales dans une zone où les fonds marins sont convoités pour leurs ressources en pétrole et en gaz naturel. Alors que la plupart des pays voisins du continent chinois ont réajusté leur politique et leur économie sur ce nouveau partenaire incontournable, et pas seulement dans le domaine économique, partenaire qui reprend d’ailleurs à son compte le projet du prince Konoe, premier ministre japonais de 1938 à 1941 qui rêvait de la « Grande sphère de coprospérité », [35] le Japon a jugé bon de faire bande à part et de rester l’allié inconditionnel des Etats-Unis.


Quant à ses forces d’autodéfense (FAD) nouvelle manière, elles ne se contenteraient pas de rester bien sagement à l’abri du parapluie américain, mais elles pourraient être amenées à le quitter pour se projeter « à l’international ». [36]


Pendant que Chinois et Japonais regardent vers la mer, les Sud-Coréens, eux, regardent vers le nord de leur péninsule. La Nordpolitik inaugurée par Park Chung Hee en 1972 mais restée sans suite a été reprise par le président Kim Dae-jung sous la forme plus avenante de la Sunshine Policy ou « Politique de la main tendue », [37] marquée par la rencontre historique entre Kim Dae-jung et Kim Jong Il à Pyongyang le 13 juin 2000. Cette politique est basée à la fois sur un calcul réaliste et sur un nationalisme « inter – coréen ». Les Sud-Coréens qui, après la réunification « à chaud » des deux Allemagne ont reconsidéré la réunification de la péninsule « calculette à la main », ont compris qu’une réunification à l’allemande était la dernière chose à faire. C’est pourquoi au lieu de rester dans l’enclos manichéen « Monde libre contre Empire du Mal », devenu après le 11 septembre « Monde libre contre États voyous de l’Axe du mal », ils tentent un rapprochement avec leur frère du Nord selon deux axes : l’économie et le tourisme. La zone démilitarisée (DMZ) qui sert de frontière entre les deux États et qui suit en fait la position des troupes belligérantes au moment de la signature de l’armistice en 1953, n’est plus infranchissable. Des autoroutes et des voies ferrées la traversent maintenant emmenant, à l’est, des touristes vers les monts du Diamant, et, à l’Ouest, des cadres et des salariés qui travaillent dans la zone économique spéciale de Gaeseong, en Corée du Nord et à moins de cinquante km de Séoul. Les haut-parleurs qui lançaient des slogans et des invectives des deux côtés de la DMZ se sont tus, les infiltrations semblent moins fréquentes et moins meurtrières que par le passé. Sourds aux invites américaines qui souhaiteraient plus de fermeté dans les contacts et insensibles aux conseils de certains faucons qui voudraient provoquer l’effondrement du régime nord-coréen, les Sud-coréens poursuivent leur politique de rapprochement culturel et commercial et contribuent à la meilleure santé économique de la Corée du Nord encore exsangue dans beaucoup de domaines. Les accusations mutuelles entre le Nord « rouge » et le Sud « marionnette de l’impérialisme américain » sans oublier toute la panoplie de noms d’oiseaux ont cessé et les événements dans cette partie de l’Asie ont déjà favorisé la réunification sur le terrain du nationalisme. Un bon exemple de nationalisme coréen réunifié a été la querelle autour de l’État ancien de Goguryeo. Elle a été provoquée par la Chine qui, en 2003- 2004, a déclaré que Goguryeo était « tributaire » de la Chine et faisait donc partie de son histoire. Cette prise de position chinoise, pour le moins inattendue, a créé une véritable tempête sur le Net y compris des pétitions on line et a inondé la presse écrite d’articles.


Un des effets les plus spectaculaires de cette ébullition historique et nationaliste a été la constitution d’une commission mixte composée d’historiens du Nord et du Sud afin d’élaborer les bons arguments pour défendre la « coréanité » de Goguryeo.


Mais ce n’est pas que sur la réécriture de l’histoire que la Chine se mêle de la Corée, elle veut mettre son grain de riz dans les relations intercoréennes. En fait, elle essaie de profiter de la timide libéralisation du régime de Pyongyang pour mettre sous sa coupe l’économie nord-coréenne et couper l’herbe sous le pied du rapprochement économique entre les deux Corées. « Une nouvelle fois, les Chinois ont franchi le Yalou » s’amuse-t-on à dire en Corée du Nord. La Chine représente déjà 48% du commerce extérieur de la RPDC dont elle convoite le charbon, le fer et le magnésium (plus de la moitié des réserves mondiales). Et la presse sud-coréenne d’écrire que son voisin du Nord est en train de devenir «la quatrième province du Nord de la Chine» (avec le Jilin, le Liaoning et le Heilongjiang). [38]


Un autre point sur lequel les Coréens du Nord et du Sud parlent d’une même voix est celui des « femmes de réconfort » de l’armée japonaise au cours de la seconde guerre mondiale. S’y ajoute aussi, mais là avec des clivages politiques, le statut des Coréens du Japon. [39]


Et c’est sur ce lourd et douloureux passé de colonisés et de vaincus que Coréens et Chinois se rejoignent et s’opposent aux ultranationalistes japonais. Ils ne pardonnent pas aux manuels scolaires nippons de voiler les désastres de la guerre, à commencer par le massacre de Nankin, et l’exploitation sans pitié des ressources humaines des territoires occupés, ils reprochent aux politiques japonais leurs visites au temple de Yasukuni et à son musée militaire. Celui-ci, à l’opposé du musée de l’Armée aux Invalides, remarquable à la fois par son goût du panache et son impartialité s’agissant des combattants des deux bords et des deux guerres mondiales, est un musée dédié à la mort. La mort des soldats japonais tombés au combat, qu’ils soient criminels de guerre ou non. L’opinion mondiale s’est focalisée sur ce sanctuaire guerrier, mais, ceux qui connaissent un tant soit peu le Japon, savent qu’on y trouve facilement des livres de souvenirs, des livres de photos, des CD qui entretiennent le souvenir de l’aventure militaire japonaise en Asie du Sud-est.


Et à propos de combats et de guerre, la commémoration du 11 novembre qui s’est accompagnée cette année de la sortie de films et de livres sur les fraternisations entre les tranchées, lors du premier Noël de la guerre, [40] m’ont amené à réfléchir sur la notion de «frère», réflexion qui sera la conclusion de ma communication.


Entre combattants ennemis, « frère » signifiait égalité. Les sociétés occidentales connaissent le droit d’aînesse, savent faire la différence entre aînés et puînés, mais les langues occidentales disposent dans leur majorité d’un terme générique pour « frère » : frère, hermano, brother, Bruder, brat’, etc…


En Extrême-Orient, ce terme générique n’existe pas. En chinois, en coréen et en japonais, le mot « frère » est composé de deux éléments d’origine chinoise « aîné-cadet » xiongdi, hyeongje, kyôdai. C’est normal en Extrême-Orient ou, dans la société, la hiérarchie domine et l’égalité est réservée à de petits groupes sociaux tels que les anciens élèves d’une même promotion. Dans les trois pays de cette région, il n’y a que des supérieurs et des inférieurs et, historiquement, que des suzerains et des vassaux, des vainqueurs et des vaincus. Et c’est peut-être ce poids de la hiérarchie qui pèse si lourd dans les nationalismes extrême-orientaux et rend si difficile le lent processus de réconciliation.


On le comprend mieux quand on voit comment se traduit dans ses trois langues la devise de la République : Liberté, Egalité, Fraternité.


Pour les deux premiers, pas de problème : 自由 ziyou / jayu / jiyû / « liberté », pingdeng / pyeongdeung / byôdô « égalité ».


Mais c’est « fraternité » qui en pose un. En chinois comme en coréen, on traduit par 博愛 boai / bakae mot à mot : « amour sans distinction » ; en japonais, on use du terme 友愛 « amitié »… Sans frères égaux.


André Fabre

 

1. Henri MASPERO – La Chine antique, 1955, Paris, Imprimerie nationale, p.1

2. Chou King, 1897, texte chinois avec double traduction en français et en latin, des annotations et un vocabulaire par S. Couvreur S. J., Ho Kien Fou, Imprimerie de la mission catholique. Voir p.6, 24, 45, 64, 68, 80, 106,210, 393, 454.

3. La Chine ancienne, 1964, Que sais-je N°1113, pp. 112-113.

4. Maspéro, p.4.

5. Cheu King, 1967 texte chinois avec une double traduction en français et en latin,une introduction et un vocabulaire par S. Couvreur S. J, Kuangchi Press, Taichung. Cet ouvrage fut lui aussi compilé au II° siècle av. J-C.

6. Part IV, CH.XI Zicai pour le Shujing, ; livre II Shengmin, chant Juen E pour le Shijing.

7. Dans les « Mémoires Historiques » (1er siècle av. J.-C., Sima Quian écrit que « Huit montanges sont célèbres dans tout l’empire. Trois d’entre elles se trouvent chez les barbares Man et Yi, les cinq autres sont dans Zhongguo. Il convient de remarquer que, avant la Révolution chinoise, le terme zhongguo n’a jamais servi d’appellation officielle du pays. On utilisait le nom de la dynastie : Han, Tang, Ming, Qing.

8. Sur les relations de la Chine avec ses voisins et la notion de tribut voir : Françoise Aubin – « Sinocentrisme et sinomanies » dans Critique, N° 354, novembre 1976, pp.1161-1172.

9. On trouve d’autres termes dans cet ouvrage : huanghou (皇后) « l’Auguste empereur » et tianzi (天子) « le Fils du Ciel ».

10. voir André Fabre – Histoire de la Corée, 2000, Langues et Mondes – l’Asiathèque.

11. Denys Lombard – La Chine impériale, 1967, Que sais-je ? N°1244, p. 30.

12. East Asia The Great Tradition, 1958, Cambridge Massachussets, pp. 99-101.

13. Pour de plus amples détails, voir l’introduction dans Kojiki, Translated with Introduction and Notes By Donald L. Philippi, 1968, University of Tokyo Press. Pour une traduction du Nihonshoki, voir Nihongi, Chronicles of Japman from the Earliest Times to A. D. 697, translated from the original Chinese and Japanese by W. G. ASTON, 1975,Tokyo, Tuttle. On trouve aussi sur Internet de nombreux sites consacrés à ces ouvrages avec des liens sur le Japon ancien.

15. voir André Fabre « La sémantique des cadeaux – Essai d’interprétation des échanges de cadeaux entre la Corée et le Japon à l’époque antique », in Cahiers d’études coréennes, 1986, N° 4, pp.101-124.

16. Ces deux dernières dénominations du Japon étaient lues toutes les deus Mikado.

17. Voir Nô et Kyôgen – automne hiver, traduction de René Sieffert, 1979, POF, pp. 132-144.

18. Voir Patrick J. Gary – Quand les nations refont l’histoire – L’invention des origines médiévales de l’Europe, 2002, Aubier.

19. Une traduction anglaise du Samguksagi est en cours au Center for Korean Studies de l’université de Hawaii. Une traduction française du Samgukyusa due à M. Jang Kibong avec une excellente introduction et un important appareil de notes devrait paraître chez Gallimard. Sinon, on peut consulter Samguk Yusa, Legends and History of the Three Kingdoms of Ancient Koroea, written by Ilyon, Translated by Tae-Hung Ha, Grafton K. Mintz, 1972, Séoul, Yonsei University Press.

20. Gyerim « la forêt du coq » était un des anciens noms de Silla dont l’animal totémique était précisément le coq ;

21. voir André Fabre op. cit et Ki-baik Lee – A New History of Korea, Translated by Edward W. Wagner with Edward J. Shultz, 1984, Séoul, Samhwa.

22. Voir Aston, op. cit. p. 268.

23. Voir Fabre op. cit. pp. 119-122.

24. Voir André Fabre – « La Corée et la présence obsédante de la Chine » in Critique, N+ 354, novembre 1976, pp.1132-1145.

25. Fabre – Histoire de la Corée, p.250.

26. François Godement – La renaissance de l’Asie, 1996, Odile Jacob, p.32.

27. Voir Hahm Pyong-Choon – Korean Political Tradiiton and Law, 1967, Séoul, Hollym Corporation Publishers. L’auteur qui faisait partie du gouvernement du président Chun Doo Hwan (Jeon Du Hwan) a péri dans l’attentat de Rangoon le 9 octobre 1983.

28. Godement, pp. 55-85.

29. Alain Roux – La Chine au 20ème siècle, 2003, Armand Colin, p. 14.

30. Godement, p.32.

31. Voir François Géré – Pourquoi les guerres ? Un siècle de géopolitique, 2003, Courrier International, p.156.

32. Le Monde du 20-21/03/2005.

33. Le Monde du 26/03/2005, 09/09/2005 et 24/10/2005

34. Le Monde du 14/04/2005

35. Godement, p.66.

36. Le Monde du 01/11/2005.

37. Fabre, p 360 sq.

38. Le Monde du 01/11/2005.

39. Voir « Les Coréens au Japon » dans l’ouvrage de Jean-Manuel Traimond – Le Japon mal rasé, 200, Atelier de création libertaire, pp. 41-67.

40. Voir Frères de tranchées par Marc Ferro, Malcom Brown, Rémi Cazals et Olaf Mueller, 2005, Perrin

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