L’événement des années 90, c’était la rupture des liens avec le cinéma et l’émergence des nouvelles technologies ; aujourd’hui, nous voyons naître deux littératures de deux pays et non plus celles d’un pays divisé, même si elles en conservent bien des marques. Cela a des conséquences en matière de sociologie littéraire et en matière générique. Il convient donc d’en étudier les effets sur ces littératures qui restent fondamentalement confucéennes, antées/hantées dans et par le réel, obsédées par leur devoir d’intervention. Ces questions se posent désormais de façon radicalement différentes au Nord et au Sud (et en Chine).
“La” littérature coréenne reste très mal connue (comme son cinéma d’ailleurs, malgré les apparences), victime du nationalisme, des décideurs politiques envahissants, des agents analphabètes, des subventions neutralisantes et des grandes manifestations aussi bruyantes qu’inutiles. Qui connaît par exemple, même approximativement, les textes de l’époque coloniale (1905-1945) ? Comment en serait-il autrement, étant donnés le peu de publications dignes de ce nom. Il y a pourtant là, tant en proses qu’en poésie, une mine extraordinaire de très grands auteurs, révélés généralement par Actes Sud en France, qui, en l’espace de quelques décennies, ont donné une voix à un pays qui ne l’avait pas trouvée.
Quelques rappels
L’écrit n’est pas plus tardif dans la péninsule qu’ailleurs, mais sans insister sur certaines formes aussi intelligentes qu’accessoires, ce sont les ‘sinogrammes’ qui ont d’abord servi de support, parallèlement à ‘l’influence chinoise’. Naturellement, ‘Chine’ et ‘Corée’ n’ont pas plus de sens à l’époque l’une que l’autre. Les dynasties coréennes ayant utilisé les formes chinoises pour tenter de structurer leur Etat, elles ont importé avec certaines pratiques dont l’effet sur les Lettres a été considérable : l’écriture (pour faire du pseudo-chinois ou pour transcrire le coréen), les modèles intellectuels et poétiques, la hiérarchie de genres, les examens royaux, la calligraphie et les règles picturales. D’où, en deux mots, la forte prégnance de la poésie.
Au XVème siècle, la ‘Corée’ se dote d’un outil génial, un alphabet autochtone pour transcrire sa langue et faciliter l’alphabétisation. Très vite ringardisé par les élites craignant de perdre leur pouvoir, l’alphabet sera récupéré par les femmes de l’aristocratie d’abord et les quelques praticiens intermédiaires (interprètes, commerçants), sans compter les ‘courtisanes’ qui vont ainsi, sur une base musicale, faire circuler les textes, en particulier ceux des exilés désireux de ne pas être oubliés par la cour. Les textes féminins abondent, le plus souvent anonymes, tolérés puisqu’écrits avec un alphabet méprisé. Ce faisant, c’est la fiction coréenne qui prend forme(s).
Passons à l’époque moderne
En ‘dialogue’ avec l’irruption occidentale, les lettrés coréens commencent à secouer le cocotier, ce qu’ils avaient commencé à faire avec leurs ‘Lumières’ au XVIIIème siècle. Souvent via le Japon (à l’époque vecteur de modernité), on lance revue sur revue, on lit des traductions plus ou moins farfelues, on explore des formes nouvelles, avec comme toile de fond l’idée nationale qui va devenir essentielle, puisque le Japon se transforme très vite en colonisateur particulièrement barbare. Tous les lettrés, sentant que se jouait là quelque chose comme une identité nationale, utilisent désormais l’aphabet coréen, vecteur d’une prose et d’une poésie inégalées depuis.
Avec la Libération, le drame national ne prend pas fin, la guerre froide vient décupler les effets de la guerre civile, aboutissant à la Guerre de Corée (1950-1953), ravageant tout autant le pays que sa littérature. Avec deux après-guerres ratées, l’horizon littéraire est un champ de ruine, et les Lettrés sont priés autoritairement de se faire le chantres du demi-pays où ils résident.
La littérature divisée
Ce n’est pas le lieu d’en faire l’histoire. Elle n’a, et encore très partiellement, commencé à se faire connaître hors frontières que dans les Années 90. Un peu comme si l’actualité dévorait tout. Il y avait de quoi, incidents frontaliers, dictatures, manifestations, coups d’Etat, révolution industrielle, bruit de bottes. Rien de très folichon, pas de quoi s’intéresser aux Lettres, d’autant que la Corée du Sud a eu pendant fort longtemps une très exécrable réputation de pilleuse de copyrights. On commence à se rendre compte que la poésie (en particulier narrative) et la fiction (en particulier brève) valaient la peine d’être lues, malgré le diktat moral qui pesait sur les auteurs, sommés de rendre compte et de proposer des solutions aux drames du pays.
Le tournant
Au début des années 90, au Sud, cinéma et littérature divorcent. Une nouvelle vague prend forme et ses metteurs en scène décident, comme les autres, d’être leur propres scénaristes, de rompre le cordon ombilical avec les Lettres, même si celui-ci n’était plus le plus souvent que cosmétique. Ce processus va se réaliser très rapidement, d’abord au bénéfice du cinéma, mais aussi très vite de la littérature. Voici enfin venu le temps de l’affranchissement par rapport aux figures imposées du réalisme confucianiste, même si naturellement ce dernier ne disparaît pas du jour au lendemain, y compris dans les œuvres les plus ambitieuses. Si l’internationalisation des pratiques culturelles joue un rôle, une fois passées les années de censure les plus lourdes, c’est d’abord pour des causes internes que le changement prend forme. Ce que reflétait le recours aux figures imposées (en premier lieu la supériorité de l’écrit), c’était la division, ou plutôt une tentative de réponse clé en main à cette division, largement incompréhensible, sauf pour les discours hémiplégiques et simplificateurs. On allait chercher les vieilles réponses pour des questions nouvelles à défaut d’autre chose. Or, dans les années 90, nous sommes 40 ans après les deux après-guerres ratées. Les deux demi-Corées, qui courent encore après leur brevet de légitimité, se sont peu à peu séparées, au point de devenir deux entités différentes. LA Corée unique est une vue de l’esprit, un rêve, un espoir éventuellement, mais ni le Nord ni le Sud ne peuvent prétendre la représenter, y compris pour leurs propres ressortissants.
Il y a donc désormais deux Corées, et c’est dorénavant le principal obstacle à la réunification.
Pour la littérature du Sud, la fiction a profité de cette émancipation. Une plus grande variété de genres (SF, policiers) profitent à l’ensemble, les jeunes auteurs faisant feu de tout bois. Ch’ôn Myônggwan ou Pak Mingyu dominent la scène, grâce à une imagination sans bornes et, surtout, un recours à un humour débridé, si rare dans la littérature du Nord comme du Sud. Un autre phénomène accentue cette tendance : le cursus honorum a changé de nature. Il n’est plus obligatoire d’en passer par la recommandation de ses aînés et le soutien d’une revue. Les deux auteurs précités sont passés par le cinéma (et même la télé) et la musique, bouleversant complètement la hiérarchie des genres et des pratiques artistiques.
Tout comme autrefois, le texte écrit n’était pas le seul support littéraire (peinture, calligraphie, chanson), aujourd’hui il faut prendre en compte la production numérique, particulièrement vivace, dans des proportions insoupçonnées en France.
La fin des relations imposées entre cinéma et Lettres n’implique pas une séparation radicale : ces relations prennent d’autres formes. Nombreux sont les auteurs qui passent de l’un à l’autre, du cinéma à la TV, du texte au e-roman, de la BD au drama. Enfin ! C’est la séculaire hiérarchie des genres qui en prend un coup, sauf peut-être dans le milieu ultra réactionnaire qu’est l’université, qui trustait autrefois tous les titres de noblesse : enseignement, direction de revue, critique, écriture. Pour un jeune auteur d’aujourd’hui, le meilleur n’est plus systématiquement le plus vieux sorti de la plus vieille université, même si celle-ci le croit toujours.
La pente ancienne (rendre compte des problèmes de la Corée et tenter d’y remédier) n’est pas morte pour autant, elle doit même toujours représenter la majeure partie des publications. Et les plumes restent alertes, même sans atteindre la qualité des prédécesseurs. Kim Young-hwa est le nom le plus connu. Certains “anciens” sont toujours en exercice, souvent caricatures d’eux-mêmes, comme Hwang Sôg’yong, désormais prisonnier de ses chimères, de ses traducteurs et de ses agents, à la poursuite du Nobel.
Etrangement, la donne est très sensiblement différente pour ce qui concerne les femmes. Elles ont toujours écrit, elle ne sont pas en situation ancillaire, et la nouvelle donne leur profite aussi. Si elles non plus ne sont plus tenues d’évoquer la guerre, la division ou les drames sociaux, si la figure de la prostituée s’efface rapidement, elles n’en retrouvent pas moins ce qui a toujours été leur sujet majeur, depuis toujours : elles-mêmes. Les héritières des romancières du trauma, Pak Wansô ou O Chônghûi, continuent à explorer la féminitude. Han Kang, Ûn Hûigyông ou Kim Aeran méritent d’être lues. Beaucoup d’entre elles, mais les hommes ne sont pas épargnés, ont sombré dans les basses eaux d’un cléricalisme forcené. Ch’oe Yun chez les femmes, l’immense Kim Sûng’ok pour les hommes, par exemples.
En poésie (rappelons-nous que c’est l’ancien domaine chargé du plus fort capital symbolique), Nord et Sud divergent fondamentalement. Ce domaine, qui a donné au pays ses plus belles plumes, est aussi en cours de mutation au Sud. Les grands poètes imprécateurs, comme Shin Kyôngnim ou Hwang Chi’u, enfants de Kim Suyông, ont ouvert la voie à des explorations plus modernistes en même temps qu’à une libération sociale. Une poétesse comme Kim Yidûm affronte tous les tabous philosophiques de la péninsule, au risque du scandale.
Au Nord, le même mouvement a coûté très cher à la poésie. Domaine majeur, elle a essuyé les foudres de la censure plus que tout autre. Malgré des années de recherches, et une après-guerre assez brillante, il n’est pas possible de présenter aujourd’hui des poètes nord-coréens indiscutables. La poésie n’est pas de meilleure qualité que la chanson officielle.
La prose existe, mais il lui faudra des années pour surmonter les a priori des lecteurs qui ne l’ont pas lue. Certes, il s’agit d’une littérature avec un cahier des charges, avec un ordre de marche : l’écrivain est un chargé de mission, ce qui le relie sans doute plus qu’au Sud au passé confucianiste (ce n’est pas sur place un motif de rejet ou de critique). Elle gagnerait et gagnera à être mieux présentée à l’étranger. Les opérations type guerre froide comme l’année France-Corée, qui ne concerne que le Sud, avec des programmes concoctés le plus souvent à Séoul, n’y aident pas.
Le 29 janvier 2016
Patrick Maurus
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