Si certains veulent s’infiltrer dans notre pays, porter nos vêtements, apprendre notre langue, tromper notre peuple, corrompre nos coutumes, nous avons une loi pour eux. Quand ils seront trouvés, ils seront punis sévèrement.
Régent T’aewôn’gun, Lettre à l’amiral Roze (1866)
[1] La victimisation est une manière d’être, qui peut se passer d’agents spécifiques. Certes USA et Japon ont tout fait pour jouer un rôle particulier, mais la Corée est d’abord victime, avant d’être victime d’un ennemi ou d’un prédateur spécifique. Si l’on veut, elle est victime de l’Autre.
Mais, malgré sa disponibilité entière (car c’est dans sa nature d’agresser), l’étranger ne suffit pas. Il y a d’autres Autres.
Mais qu’est-ce qu’un Autre ? Nous le savons tous, puisqu’il s’agit d’une représentation aussi évidente que Soi. Mais de là à en donner une définition… ! L’Autre, dit la sociocritique, est un ensemble de représentations hésitant entre alter / aliud, étant toujours fait partiellement des deux.
L’Autre alter. L’Autre qui est moi-même sous une autre forme (alter ego), et qui me vaut en tout. Représentation cousine de celle d’Universel. L’Autre comme forme unique, et même incomparable, d’une universalité proclamée. L’hypocrite lecteur mon semblable mon frère, mais sur une musique morale, l’Autre qui fonde le devoir que j’ai d’agir pour permettre à tout homme d’être aussi homme que moi, ainsi que l’obligation à déceler l’humain même sous ses formes les plus dégradées ou les plus indignes.
L’interculturel va chercher chez l’Autre les sources d’une pensée. S’il pousse sur l’autre Autre, c’est à dire aliud, le différent, le contraire, l’incompatible, celui de l’enfer c’est les autres, c’est pour lui découvrir en dernière instance des bribes d’alter. Parier que l’incommunicabilité n’est jamais totale. Découvrir en tout homme une graine d’universel, aimer son prochain si lointain comme soi-même, ce n’est pas faire un procès d’intention de remarquer qu’on se trouve là en terres et termes de religiosité. Les mêmes remarques s’appliquent aux Droits de l’Homme, dans le champ politique, et à leurs défenseurs, droits que ne fondent guère dans la pratique que la pose/position du défenseur [2] [3] .
Paradoxe (provisoire ?) de l’interculturel (dans toutes ses définitions): pour exister, il doit agiter les représentations conflictuelles qui le fondent, autrement dit débattre d’abord ici et maintenant d’un Même pour y intégrer un Autre. Il n’y a jamais, au sens strict, d’interculturel. L’Autre est toujours vu d’ici. L’alter est toujours second par rapport à moi qui le reconnaît comme tel. Il est pourtant possible que ce paradoxe soit déjà productif [4] ?
Tout l’intérêt de la question en Corée tient à l’émergence d’un Autre issu de la division. N’importe qui d’autre qu’un Coréen peut toujours, à bon droit, se réclamer soit d’Alter, soit d’Aliud, même si le sociogramme de l’Autre montre clairement que l’un ne peut s’affranchir entièrement de l’autre. Pour un Coréen, même propagateur de l’opinion la plus simplette, le manichéisme le plus guerre froide qu’il sera possible, L’Autre est un Autre Coréen, obligatoirement aliud et alter. Car le Coréen d’en face est le même que moi (sinon comment justifier l’objectif de réunification qui justifie tout ?), mais la forme du régime dans lequel il vit est nécessairement le mal absolu, aliud (sinon comment maintenir la légitimité du mien ?).
Le cinéma coréen, aussi obsédé de réalité que marqué par les censures, ne pouvait pas ne pas se poser la question de la représentation du frère ennemi nord-coréen. L’allègement progressif des pressions économiques et politiques sur les cinéastes, l’accès à la notoriété de certains des plus militants d’entre eux ont permis que deux des plus éclatants succès récents, Shiri [5] et JSA, puissent concerner la question du Nord. Excellent occasion d’examiner à la fois l’auto-représentation des Coréens, le problème de l’Autre et les caractéristiques du récit filmique.
Le succès de ces deux films est un argument important mais insuffisant pour écarter la production antérieure. La tête de Nord-Coréen n’est pas une nouveauté, mais elle était précédemment surmontée le plus souvent d’un casque de soldat, insérée dans un groupe terrifiant et, surtout, ne constituait pas un élément décisif de la structure du film. Le Nord-Coréen du cinéma, même paré des attributs attendus (être en groupe, en uniforme et très méchant), n’était qu’une incarnation (une représentation) de la guerre. Lorsque, individu, il était individualisé, c’est-à-dire qu’il se distinguait du groupe par un geste magnanime : épargner le héros sudiste caché que le groupe n’a pas vu. En tant qu’individu, il pouvait ainsi redevenir un vrai Coréen, ce dont témoignait justement sa magnanimité. Nord et Sud communient dans cette image d’une coréité transcendante. Mais il ne faut pas se leurrer, il y a aujourd’hui plus de fantômes, de mafieux et d’esprits que de Nord-coréens dans le cinéma du Sud.
Shiri (de Chang Chaegyu) se présente comme un film d’espionnage, JSA comme un film policier et de politique fiction. Le premier propose une lecture horrifique des Nord-coréens, caricature de Guerre froide, le second s’efforce au contraire de souligner l’unité nationale. Indépendamment de la sympathie que provoque ce dernier, les deux films sont confrontés au même problème, celui de l’image schizophrénique du Nord : à la fois l’horreur absolue, l’Autre comme aliud, contraire absolu, objet-repoussoir de tous les discours officiels de puis cinquante ans, et en même temps moitié d’un même peuple glorifié par le nationalisme comme unique et inébranlable, donc intouchable même par le pire des régimes, l’Autre comme alter.
Comment donc montrer (convoquer les signes le rendant lisible) cet Autre, à la fois mon contraire et mon semblable ? Les films de guerre, je l’ai dit, disposaient d’une solution assez simple, qui consistait à insister sur le Nord-Coréen comme ennemi, comme monstre, doté d’une caractéristique narrative simple, le pluriel, la foule. Le héros sud-coréen est la victime ou le triomphateur d’une horde indistincte, alors que lui était toujours une personne, même dans un groupe. Le danger pluriel confirme les représentations du communisme, justement le danger et le pluriel [6] .
Quand, en revanche, le récit se donne pour objet un Nord-Coréen individualisé, il lui faut bien trouver une solution représentative convaincante. Comment être visiblement à la fois alter et aliud ? Il y a une trentaine d’années de cela, un petit Occidental élevé en Chine et visitant pour la première fois le pays de ses parents s’étonnait que les capitalistes n’y soient pas verts, comme les bd de la révolution culturelle l’avaient habitué à se les représenter. Comment faire au cinéma pour montrer un Nord-Coréen qui soit Coréen (donc normal, donc identique à un Coréen du Sud), si l’on veut en même temps (c’est le cas de Shiri) le désigner comme monstre, c’est-à-dire du Nord ? Même problème ou presque si l’on veut éviter la censure qui ne manquerait pas de s’abattre s’il n’était montré que comme normal, voire comme Autre non monstrueux.
Aucun Janus n’étant à disposition, la solution n’est pas assimilable à une figure ou un héros particulier, lesquels ne sauraient être une chose et son contraire. Du moins dans une perspective réaliste, qui interdit un docteur Jekill et un mister Hyde.
C’est la narration et elle seule qui va apporter la solution : une fiction en deux parties. La première partie de Shiri, assez brève, nous montre l’entraînement des futur agents espions destinés à infiltrer le Sud, surfant ainsi sur le danger permanent que représenteraient la RPDC, le communisme et l’Autre. Cet entraînement est l’occasion d’un déferlement d’hémoglobine, les espions trucidant à tour de bras leurs partenaires, car pour s’entraîner à tuer, il faut bien tuer, précepte naturellement mis en pratique par ces calculateurs froids (ah le regard d’acier des espions soviétiques !) et machiavéliques. De vrais Méchants.
La seconde partie nous conduit au Sud, sur les traces d’une espionne (forcément superbe, film d’espionnage oblige) impossible à repérer dans la rue (espionnage oblige), mais, du coup, inassimilable aux canons de la première partie.
Cette première partie concerne donc l’Autre comme contraire absolu, fabriquant d’horreurs inexcusables, et la seconde l’Autre semblable à moi, du moins en apparence.
Les deux extrêmes de l’Autre sont là, qu’exige le réalisme, mais figés, tranchés par la narration. D’ailleurs, la seconde partie, qui voit le chassé-croisé entre l’espionne du Nord et son chasseur du Sud (avec lequel elle vit !), se réduit à une course poursuite absolument dépolitisée. Film totalement dépourvu de nuances et de contradictions, présentant le conflit majeur de la représentation de l’Autre comme simple juxtaposition. Pure idéologie. Nauséabonde.
La bipartition manichéenne est toujours dogmatique, avons-nous déjà rappelé, citant U. Eco. Il aurait sans doute pu taper plus fort : car le plus inepte dans la représentation de l’Autre comme aliud absolu n’est pas tant d’en faire le Mal absolu que de s’auto-dispenser des éléments qui le caractérisent : si aliud est le Mal, je n’ai même plus besoin de rappeler et prouver que je suis le Bien.
JSA [7] explore une autre voie, puisque ses Nord-coréens sont tous sauf des monstres. Nous sommes certes ici dans l’intentionnel, dans la vision politique a priori, ou du moins en amont du film, mais cet intentionnel est détectable et donc offert au sens critique du spectateur.
Au temps de Shiri va se substituer l’espace de JSA. JSA désigne d’ailleurs un espace [8]. Une enquête sur un incident de frontière, épicé de suicide, amène une Suissesse d’origine coréenne [9] à enquêter dans son pays natal. Rien jusque-là qui puisse heurter les évidences nationalistes. Le film prend tout son intérêt dans le flash-back qui explique le drame, car les scrupules fort peu approfondis de cette étrangère pas très étrangère n’aboutissent à aucune réflexion sur cet autre aspect de la question de l’Autre [10]. Qu’importe si, selon maints témoignages, la chose est sinon fréquente du moins possible : elle ne l’était pas au cinéma. Pas plus que cet hymne à l’unité du peuple coréen qu’est la communication possible et quasi immédiate entre troufions motivés par les mêmes urgences et le même sens de l’humour. Contrairement à Shiri où la coupure insurmontable du film correspond au lieu commun (au Sud) de la division du pays : première partie, Nord, deuxième partie, Sud, la division est ici supportée par l’opposition intérieur-extérieur, huis-clos privé et improbable d’un côté, affaires internationales et policières de l’autre, avec leurs interdits propres. La division de Shiri justifie la division du pays, la division de JSA la rend montre et la rend inacceptable. Propos quasi brechtiens.
Mais le cinéma, malgré le désir qu’il en a et qu’il n’arrive pas à dissimuler, ne peut changer le réel dans le cadre du réalisme. Dans les deux films, la contradiction (figée dans Shiri, dynamique dans JSA) ne peut aboutir, car elle est celle de la représentation de l’Autre. D’où le recours inévitable au polar, d’espionnage ou politique, qui annonce une fin sanglante et apocalyptique, c’est-à-dire qui demande à la fiction de résoudre la question de société lancée par le film, mais que le film ne peut pas davantage régler que la société.
Shiri dit que la division est mauvaise car elle est le fait de l’Autre. Mais Shiri dit aussi que la division est bonne puisqu’elle protège du Nord intrinsèquement pervers. JSA dit que la division est inhumaine puisqu’elle sépare des hommes identiques, donc une seule terre. Tous deux disent donc que le problème est insoluble. Deux raisonnements opposés arrivent au même résultat (ce qui ne suffit pas à les réduire l’un à l’autre), parce que l’ensemble des représentations de l’Autre (alter-aliud) n’est pas encore mobilisable, aujourd’hui, en Corée.
Dans les deux cas, la narration et le discours restent soumis aux contraintes du temps : tous deux sont vus du Sud. La fin apocalyptique (bain de sang dans les deux cas) est digérée par le discours du Sud, c’est-à-dire d’une façon techniquement prévisible, mais idéologiquement contradictoire pour qui veut dire l’unité du peuple coréen.
Le point de vue exprimé jusqu’ici n’est fondé que de façon heuristique, puisqu’il n’envisage qu’un seul angle d’un objet nécessairement à multiples facettes, et d’ailleurs même la question de l’Autre que sous une seule forme. Or un autre peut en cacher un autre, si j’ose dire.
Reprenons le cas de Shiri, qui, par son idéologie, révèle plus clairement que d’autres ses présupposés. On aura certainement remarqué que si Nord = salauds, Sud = justice, cette structure structurante est aussi Nord = femme, Sud = homme. Soit une évidence machiste, soit un problème nationaliste. Car l’affrontement à armes égales exige la confrontation de deux virilités (!) bien convaincues en fin de compte que le droit ira à la force et réciproquement. Le libéralisme moderne revendiqué ici s’avère un tantinet féodal et un rien benêt.
La question prosaïque est : Comment un mâle aussi viril que nationaliste pourrait-il être mis en danger par une femelle ? La question contient une partie de la réponse : par la part de fourberie que contient la représentation de la femme, que contient aussi la représentation de l’Asie/Orient. Sexiste et anticommuniste, Swiri est aussi anti-oriental. Un ersatz de série B US. Mais l’intérêt de ce constat navrant, c’est qu’une telle représentation est en même temps profondément coréenne (peut-être même sino-coréenne). Car qui est donc cette femme à la fois asiatique, sublime, séductrice, sanguinaire, mortelle, sexe et pur esprit, tout en apparaissant et disparaissant à volonté ? Une kwishin venue du fond des âges de la littérature chinoise, renarde-fée réactualisée, par ailleurs objet d’un genre cinématographique à part entière. Le schéma iconique sur lequel fonctionne la narration est assez simple.
Réussir à être à la fois coréen et anti-oriental, c’est peut-être finalement le seul intérêt de ce film.
Welcome to Tongmakkol, très supérieur aux deux premiers, mais succès modeste, nous permet de confirmer nos constats. Il s’agit aussi d’un cas de confrontation Nord-Sud, sous forme d’un film de guerre, troisième possibilité après l’espionnage et le politique (fiction). Deux groupes de soldats, un de chaque côté, se retrouvent dans un village de montagne complètement isolé et, par leur opposition, amènent la catastrophe sur des villageois qui ignorent jusqu’à l’existence la guerre. Le parallélisme est cultivé, puisque les deux meneurs ont combattu contre l’autre camp de la même façon, pour finir coincés dans leurs contradictions, l’un comme l’autre recevant l’ordre de tuer ou de laisser mourir des hommes de leur propre camp. Ils finiront par se rapprocher au point de se sacrifier ensemble pour détourner le bombardement (américain…) qui va anéantir le village.
Le nom du village ne veut rien dire en soi, mais il signifie : makta, c’est obstruer, tong, digue et tongmag’i, endiguement, mais tong, c’est aussi même, identique, la première syllabe de tongji ou tongmu, compagnon, camarade. Autrement dit, le nom même du village signifie ce que nous montrons depuis le début, à savoir que le cinéma coréen, même dans ce qu’il a de meilleur, ce qui est le cas avec ce film intelligent, drôle, dramatique, onirique, est pris dans un choix impossible : ou bien je respecte une narration réaliste, et je ne peux guère montrer de Nord-coréens, ou bien je montre des Nord-coréens, et je dois alors contraindre ma narration.
On rit beaucoup dans et de ce village qui ignore la division et les USA, avant tout parce que nous sommes à l’extérieur et parce que nous connaissons la réalité de la division. Il faut la division pour imaginer son contraire, ce qui nous place à la croisée des chemins. De deux choses l’une, ou bien la réunification nous ramènera au statu quo ante, ou bien elle définira une société post-division.
Mais quel est le statut de ce village ? Étant bien entendu qu’il n’existe pas de lieu neutre où des Coréens des deux bords pourraient devenir Coréens tout court, où l’imagination va-t-elle puiser ? On pourrait s’attendre à une île, mieux, une île du Sud, l’Eldorado de la fiction classique, mais le scénario préfère une image iconique consensuelle, et c’est sa principale faiblesse : la campagne des représentations commune, le lieu des valeurs authentiques, évidemment débarrassé de l’assourdissant emmerdement de la ruralité dont parlait Raymond Queneau. Autrement dit l’éternité de l’utopie rurale qu’évoque l’historien Yi Kangbaek, pour étiqueter l’idéologie nationale [11].
Y avait-il d’autres possibilités ? Etait-il possible dans JSA ou Welcome d’en rester au huis clos improbable entre soldats (re)découvrant leurs racines communes ? Au théâtre, peut-être. C’est là une question qu’il faut adresser au cinéma dans son ensemble [12] .
La littérature elle aussi, qui a longtemps été la principale source d’inspiration des scénaristes, a cherché à répondre à ce problème, incitée comme elle l’était à aborder la question de la direction si elle tenait à passer pour réaliste : On ne s’étonnera pas d’y retrouver le même recours à une sorte de neutralité factice, impossible, mais nécessaire à la narration. En période de forte censure, la rencontre entre Nordistes et Sudistes en elle-même déjà improbable ne pouvait avoir lieu qu’en fonction de présupposés non littéraires. Le titre auquel chacun pensera à ce sujet, kwangjang, La Place, de Ch’oe Inhun, s’articule autour d’un seul personnage, tour à tour Sudiste (torturé), Nordiste (déçu) et rien. L’auteur, Ch’oe Inhun, place son héros en position d’avoir à choisir entre les deux Corées, puisque, prisonnier au Sud, le choix lui est offert. Et il choisit de ne pas choisir, se noyant en vue de la baie de Hong-Kong.
On trouve ici une intéressante trace de contradiction entre le vouloir et le pouvoir de la littérature confucéenne : le réalisme du récit doit s’incliner devant le diktat du discours. Dans la mémoire des lecteurs (il s’agit d’événements remontant à l’époque à 7 années seulement), la libération des prisonniers de guerre renvoie à certains épisodes parmi les plus graves de la guerre, ou bien les insurrections-massacres, comme à Yôsu ou Kojedo, ou bien la libération anticipée au Sud de prisonniers du Nord, par laquelle Yi Sûngman semble avoir tenté de saboter les accords de Panmunjôm. Et, fait peu connu, il est exact que certains avaient alors choisi de ne pas choisir, optant pour le départ dans un pays tiers, en l’occurrence l’Inde. Mais un héros qui aurait suivi cette voie aurait perdu toute valeur d’exemple. Le livre, dont le propos est justement de placer les deux Corées à égalité (de dignité ou d’indignité, qu’importe), a besoin de montrer qu’il n’existe pas de solution tierce ou satisfaisante, ou d’attente. Le drame de la Corée, ce n’est pas l’horrible Nord ou le méchant Sud, c’est l’obligation de choisir une demie-Corée, alors que tous les combats se mènent au nom d’une Corée Une . Question qui reste valable pour tout Coréen.
Il existait pourtant un lieu neutre et c’est presque le titre d’une nouvelle déjà citée de Song Kisuk, Une zone neutre [13]. L’auteur y imagine une histoire un peu complexe, déjà un mélange d’espionnage et de mélo : Une espionne venue au Sud pour convaincre son mari de la suivre est arrêtée, puis retournée. On lui adjoint un espion qui doit se faire passer pour son mari. Elle et lui attendent un bateau dans une grotte, un endroit (qui) n’appartient ni à un camp, ni à l’autre. ? Elle le supplie d’y attendre un moment, de façon à échapper en quelque sorte aux deux camps. Puis elle s’y suicide. Là où le héros de La Place s’échappait dans une fuite individuelle, la femme d’Une Zone neutre met fin à ses jours pour rester neutre, puisque passer au Nord serait choisir un camp et donc admettre la division. Un suicide-acte au lieu d’un suicide-impasse [14].
En quelque sorte, mais c’est de la littérature, cette femme est la seule coréenne qui ait existé.
Patrick Maurus
1. Nous reprenons ici la version revue de notre article, telle que publiée dans notre La Corée dans ses Fables, Actes Sud, 2010.
2. Ce qui n’était pas le cas des Droits de Homme et du Citoyen, de révolutionnaire mémoire, ne serait-ce que parce qu’ils étaient objet de débats.
3. Souligner la nécessité de fonder théoriquement les Droits de l’Homme n’est pas donner un argument aux dénonciateurs du Droit-de-l’Hommisme . Je revoie à mon article La traduction, un outil interculturel, RHLF, 2005, n°4, p.979-990.
4. Ailleurs qu’en France. La position culturelle et linguistique des chercheurs en interculturel y est pour beaucoup. Même chose, probablement, pour le post-colonial.
5. Produit en 1999, en partie par Samsung, c’était à l’époque le plus gros budget, et sa diffusion a beaucoup joué sur cet aspect ? hollywoodien ?. Il aurait eu environ 6,5 millions de spectateurs, avant de bien marcher ailleurs en Asie, mais pas en Europe. Il faudra un jour se pencher sur les écarts de fréquentation entre publics “asiatiques” et publics “occidentaux”, dans la mesure où ces distinctions seront pertinentes.
6. Idem pour les extraterrestres et les Islamistes.
7. Produit en 2000, filmé par Pak Chan’uk (Park Chan-wook), c’est aussi un gros budget / gros succès. Cette similitude matérielle entre Shiri et JSA illustre à sa façon l’ambiguïté et l’ambivalence des sentiments sud-coréens vis-à-vis de la réunification.
8. kongdong kyôngbi kuyôk, Joint Security Area, emplacement limité, à l’intérieur de la zone dite démilitarisée, elle-même divisée en deux, où ont lieu les contacts entre Nord et Sud. C’est le ? zoo ? où l’armée américaine traîne les touristes pour les persuader du terrible danger que représente ? l’autre côté ? : In front of them all, est leur devise. Le même Them qui désigne les extra-terrestres et les monstres envahisseurs dans les séries B et Z du même pays.
9. Ce qui évite intelligemment au film les problèmes linguistiques que posaient les contraintes du lieu choisi : l’enquête ne pouvait être menée que par une nation observatrice dite neutre.
10. Car il n’y a pas de réflexion. Un adopté parti aux USA à sa naissance sera pourtant considéré comme Coréen. Promotion incertaine pour celui dont le seul avenir représentatif sera d’être un Coréen ne parlant pas coréen.). Le flash-back, impensable il y a quelques années encore, nous place dans le huis-clos de quatre soldats (deux de chaque camp) que le hasard d’un pied placé sur une mine dans la DMZ met en contact (( Une des qualités, et non la moindre, de ce film est d’avoir réparti les potentialités de sympathie entre les deux camps, par son choix d’acteurs. Il s’agit certes d’un film du Sud, mais le choix de l’acteur populaire Song Kangho place le Nord sur un relatif pied d’égalité.
11. Skillend notait la prégnance de cette image dans la littérature.
12. Les manhwa semblent y avoir largement répondu, à leur manière, mais cela nécessite exploration. Pour le moment, on se réfèrera au numéro deux de tan’gun nouvelle série.
13. ôttôn wanch’ung chidae, in kaenûn wae chinnûnga ? Pourquoi les chiens aboient-ils ? 1984
14. Fabre et Skillend, encore eux, ont souvent souligné le refus de la réalité qui imprégnait le discours coréen. Le volontarisme actuel (voir plus loin) n’en est pas exempt.
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