Né le 12 septembre 1925 à Ch’ôngjin (province de Ham’gyông dans l’actuelle Corée du Nord), Shin Sang’ok a étudié la peinture à Tokyo avant de se tourner vers le cinéma. Sa carrière est l’une des plus longues de l’histoire du cinéma coréen, il a tourné plus de 120 films. En 1978, il est enlevé, avec sa femme, l’actrice vedette Ch’o Unhûi, en Corée du Nord. Cet épisode très médiatique reste trouble.
Toujours est-il qu’officiellement il tourne cinq films à Pyongyang avant de s’évader et de s’installer à Hollywood. Il y poursuit ensuite avec succès une carrière de producteur. Il vit aujourd’hui à Séoul où il se consacre au théâtre mais annonce pour bientôt son retour au cinéma. Dans la plupart des entretiens qu’il veut bien accorder, Shin revient sur sa période nord-coréenne. Il dit y avoir tourné de bons films qu’il espère un jour pouvoir montrer. Mais ce court épisode de sa vie oblitère trop l’essentiel de son activité artistique. Shin incarne avant tout ce que le système des studios coréens dans les années 60 a pu produire de meilleur : un cinéma grand public tournant essentiellement autour du genre mélodramatique mais où la fin suppose toujours un avenir meilleur. Un cinéma qui décrit aussi un pays en reconstruction vantant le courage du petit peuple. Enfin un cinéma d’une beauté plastique profonde et soignée, car Shin Sang’ok est aussi un très grand styliste. Cependant, l’émotion suscitée par la grande rétrospective que lui a consacré le Festival de Pusan l’an passé a prouvé que ce cinéma parle encore à la Corée d’aujourd’hui. Parmi son importante filmographie, citons Les Fleurs de l’enfer (1958), Jusqu’à ce que cette Vie s’achève (1960), L’invité de la Chambre d’hôte de ma mère (1961), Yonsan-gun et Yonsan le tyran (1961 et 1962), Samryong le muet (1964).
Tan’gun : Quels sont vos premiers souvenirs de spectateur ?
Shin Sang’ok : Quand j’étais petit, j’allais souvent au cinéma, j’ai vu beaucoup de films interdits pour mon âge. J’ai vu ceux de Chaplin et d’Eisenstein. J’ai aussi vu beaucoup de films coréens, des films que la plupart des Coréens n’ont jamais vus. Ces films ont tous disparu pendant la guerre. Cependant, je crois qu’il n’y a eu qu’un ou deux véritables « auteurs » à l’époque. La plupart des films étaient des co-productions japonaises. Je me souviens d’avoir été très marqué par Na Ungyu qui a réalisé Arirang, mais il n’y avait que quelques films coréens par an. Plus tard, quand j’ai commencé mes études d’art, j’ai pris conscience de ce vide et c’est alors que je me suis tourné vers le cinéma dans le but de reconstruire le cinéma coréen.
Tan’gun : Vous avez d’abord été peintre, quel type de peinture faisiez-vous ? De la peinture coréenne ou de la peinture occidentale ?
Shin : Je faisais de la peinture à l’occidentale. A l’époque, il faut dire que l’ensemble du public préférait la peinture occidentale à la peinture orientale. C’est vrai que la peinture occidentale se rapproche plus du cinéma que la peinture orientale traditionnelle, il y a des gros plans et une profondeur de champ qu’on ne trouve pas dans la peinture orientale qui est plus « fade ». En tant que peintre, j’avais donc déjà une vocation de cinéaste : la peinture occidentale était pour moi un moyen de faire du cinéma sans les contraintes techniques et économiques. Pourtant, la peinture occidentale n’a été pour moi qu’un détour pour retrouver ensuite un esprit coréen au cinéma. La beauté de la peinture orientale, c’est la beauté du Vide, la beauté d’un monde non-vu. C’est avant tout cette beauté-là que je recherche au cinéma. Évidemment, au cinéma il est difficile de filmer le vide. J’y parviens en travaillant sur la dissymétrie. Quand je compose mes plans, je ne cherche jamais l’équilibre, je remplis un côté du cadre pou recréer un vide de l’autre côté. C’est aussi pour cela que j’aime placer mes personnages dans des cadres (des fenêtres, des portes…), j’exprime l’idée du vide à travers cette dissymétrie. Ce sont là des idées qui me sont venues de ma pratique de la peinture occidentale. Il faut dire que la peinture occidentale et le cinéma sont arrivés en même temps en Corée et assez brutalement. Je dirais que le cinéma a changé le regard des Coréens, il était en avance sur la société coréenne.
Tan’gun : Vous dites souvent que les années 60 ont été une période dorée pour le cinéma coréen, cependant les films de cette époque décrivent un pays en crise, un pays qui souffre…
Shim : Les années 60 ont été une période de rêve pour moi. Si mes films ont eu du succès, c’est parce qu’ils avaient justement une vocation sociale, ce qu’ils décrivent était une réalité. Dans les années 60, nous avons eu plus de liberté pour nous exprimer que dans les années 70, la dictature a empiré avec le temps. C’est un peu ce que j’ai montré dans Yonsan-gun [1] . Le film est divisé en deux épisodes et dure en tout plus de 5h30. Au cours du film, le roi Yonsan devient de plus en plus violent.
Tan’gun : Comment expliquez-vous le succès de Yonsan qui n’est pas un roi qui fait honneur à l’histoire coréenne ?
Shin : Tout d’abord, c’était mon deuxième film en couleurs, une production très spectaculaire. Mais surtout à travers cette super-production, je dénonçais la politique en place. Pour la première fois, un film historique parlait d’un personnage vivant. Yonsan est un personnage dont les sentiments sont très crédibles. Je crois que, sous la dictature militaire, les spectateurs ont trouvé avec Yonsan une manière d’extérioriser ce qu’ils avaient en eux. Im Kwônt’aek a tourné une version de l’histoire de Yonsan dans les années 80, c’est un très bon film car il est très documenté et historiquement très précis sur le règne de Yonsan, mais c’est peut-être aussi pour cela qu’il a moins touché les spectateurs que mes films : il parlait d’une époque passée.
Tan’gun : Il y a toujours dans vos films une composante érotique. Le cinéma a-t-il aussi importé en Corée l’érotisme ?
Shin : Oui, Les Fleurs de l’enfer était le premier film où l’on montrait une scène de baiser à l’écran, j’ai d’ailleurs dû affronter la censure à l’époque. Cela aussi a dû changer le comportement des spectateurs…
Tan’gun : Vous avez inventé l’érotisme dans le cinéma coréen, mais vous dites aussi volontiers que vous vous considérez comme un cinéaste confucianiste…
Shin : C’est vrai, c’est tout à fait contradictoire, mais je l’ai quand même fait, c’est incompréhensible, n’est-ce pas ? (rires) Cependant, j’ai aussi parfois utilisé l’érotisme pour renforcer l’expression du confucianisme. C’est le cas dans L’Invité de la chambre d’hôte de ma mère [2] : la bonne est frivole mais la maîtresse de maison est un personnage très confucéen, c’est un jeu de contraste.
(entre l’actrice Kang Suyôn)
Kang : La Corée était une société très fermée à l’époque. Oser exprimer l’érotisme d’un personnage était presque impossible. Shin Sang’ok a été le premier à filmer l’érotisme en Corée, il a longtemps été le seul. Pour notre génération, il est un précurseur.
Shin : Dans les années 70, la censure est devenue plus dure et l’érotisme a disparu, mais il réapparaît aujourd’hui dans un film brillant comme Girls Night Out [3] ou dans Fantasmes [4] de Chang Sôn’u. Il a fallu attendre la fin de la dictature de Park Chung-hee pour que le cinéma coréen ressuscite pleinement.
Tan’gun : Après vos années nord-coréennes, vous avez travaillé à Hollywood dans les années 80 en tant que producteur, mais vous n’y avez pas tourné comme réalisateur…
Shin : Aux USA, j’ai brutalement pris conscience à ce moment de la différence culturelle entre deux civilisations. C’est pourquoi je n’ai pas pu faire de films. Depuis, je pense aussi que l’intérêt que peuvent susciter mes films en Occident depuis quelques années relève parfois d’un malentendu. Par exemple, je suis très surpris quand les spectateurs étrangers apprécient L’Invité de la chambre d’hôte. Mais cela prouve peut-être aussi qu’il y a dans chaque film un aspect universel.
Propos recueillis à Paris, en octobre 2000
Par Adrien Gombeaud pour Revue Tangun
1. Yonsan-gun est un film réalisé par Shin Sang’ok en 1961. Il raconte la vie du roi Yonsan qui régna entre 1494 et 1506. Son règne fut entaché par des purges meurtrières parmi les lettrés et un autodafé catastrophique. Il est aussi connu pour avoir transformé un temple bouddhiste en école pour kisaeng (femme de compagnie).
2. Film réalisé en 1961, histoire de la relation entre une petite fille et le locataire de sa mère. Ce tendre mélodrame est aujourd’hui un classique.
3. Film de Im Sangsu (1999), histoire de trois copines qui partagent un appartement et évoquent crûment leurs aventures sexuelles.
4. Film controversé (1999) qui raconte l’histoire d’une relation sado-masochiste.
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