Olivier Bailblé est maître de conférences à l’université Aix-Marseille et co-auteur du livre Le Koguryô, un royaume de l’Asie du Nord-Est, Atelier des Cahiers, 2023.
Pourquoi Koguryô aujourd’hui ? Que pouvons-nous en apprendre ?
En préambule, je souhaiterais revenir sur l'origine de ce livre. Il y a quelques années, j'écoutais une conférence de Michel Onfray qui était consacrée aux premiers textes philosophiques. Il regrettait que l'on passât un peu trop vite sur les textes présocratiques. Onfray voulait mettre en lumière les premiers textes "volontairement" oubliés...
En l'écoutant, j'ai pensé alors aux premiers écrits de la Corée ancienne. Moi aussi, je désirais faire un état des lieux des premières inscriptions de la Corée, en commençant par le Koguryô. Pas de raison particulière, il fallait bien commencer par un des Trois royaumes.
En épluchant son corpus, je prends conscience que, à part la stèle de Kwanggaet'o (traduite partiellement) et une ou deux traces écrites, le reste des textes n'a jamais été traduit en français. Au début, je n'ai pas pensé non plus que le corpus serait aussi important. Dans mon esprit, il ne restait quasiment rien. Mais au final, cela représente tout de même 3000 caractères chinois. Tout cela pourrait tenir peut-être sur un livre en détaillant les textes un à un.
Que pouvons-nous en apprendre ?
Dans mon chapitre, je reviens longuement sur la stèle de Kwanggaet'o. En évoquant par exemple la question des gardiens de tombes que l'on retrouve sur la stèle de Ji'an. Je présente aussi pour la première fois l'épitaphe de Moduru en français.
Les inscriptions des statuettes bouddhiques traduites en français et classées en ordre chronologique sont aussi une première. La plus belle pièce en lien avec le bouddhisme reste la plaque en bronze doré de Sinp'o qui est une pure merveille. Surtout, je crois que j'ai voulu montrer le phénomène méconnu de la lecture vernaculaire des textes (en idu) présents dès le Ve siècle.
On le sait, l’ainsi nommé Koguryô est l’objet de convoitises politiques depuis longtemps, qui viennent brouiller son étude. Que pensent des chercheurs non concernés par les nationalismes de la région de la nature de ce royaume ? Son appartenance à une ‘Chine’ ou à une ‘Corée’ a-t-elle même un sens ?
Mark Byington évoque un peu ces problèmes dans la préface. Je ne suis pas spécialiste de ces questions mais disons qu'il est bien naturel aujourd'hui que la Chine et les deux Corées essaient de s'approprier ou de se réapproprier des royaumes (et donc des territoires) qui autrefois leur appartenaient. Tout d'abord, cela sert le roman national coréen. Avec l'idée selon laquelle le puissant royaume du nord de la Corée a non seulement expulsé les Chinois en 313, mais a résisté à plusieurs reprises aux attaques répétées des Sui avant de s'écrouler face aux Tang en 668. Ensuite, du côté de "l'empire du Milieu", ces discours nationalistes viennent accréditer le fait que le Koguryô était un état satellite de la Chine (et donc sous-entend qu'il a toujours été en réalité), et même s'il y a eu des résistances, il a fini par céder après la chute de Pyongyang au VIIe pour laisser sa place à un royaume plus docile (le royaume de Parhae – qui a pris partiellement la suite du Koguryô, N.d.E.), moins hostile à la Chine, acceptant d'envoyer des missions tributaires auprès de l'empereur des Tang.
Comme le dit Byington, ces discussions entre historiens nationalistes des deux bords n'ont pas vraiment de sens. Pour autant, si l'on met en parallèle ce qui se passe en Ukraine, on voit bien que les Russes justifient en partie leur guerre dans le Donbass, en s'appuyant entre autres, sur raisons purement historiques.
Comment avez-vous organisé vos recherches ?
J'ai utilisé un site internet (coréen) qui regroupe les inscriptions de chaque royaume coréen. De façon à être le plus exhaustif possible. Ensuite, j'ai commencé à interpréter ces textes tout en m'appuyant sur des traductions déjà réalisées ou partiellement effectuées. Je pouvais comparer les traductions faites en français, en anglais, en coréen, bien sûr en chinois et même parfois en japonais (c'est le cas avec les cartouches).
Il y a beaucoup d'articles spécialisés s'attardant sur une inscription particulière surtout dans les publications anglo-saxonnes. L'idée principale était de traduire "mot à mot", caractère par caractère les phrases.
Lorsque les passages étaient difficiles, je demandais à mes collègues de l'université de Pékin de me (re)traduire les en chinois contemporain. La principale difficulté a été les passages écrits en Idu, même s'ils sont peu nombreux. Ensuite, il y a eu un gros travail d'harmonisation de l'ouvrage en lien avec le chapitre d'Ariane.
Vous écrivez curieusement : « La division des deux pays en deux Etats et l’accès difficile non seulement aux sites, mais aussi aux publications, empêchent d’avoir accès aux données les plus récentes. » Pourriez-vous préciser la nature de ces difficultés, que ne rencontrent plus depuis longtemps d’autres chercheurs ? Est-ce particulier à votre domaine ?
Je ne crois pas avoir écrit cette phrase, cela doit être dans le chapitre d'Ariane Perrin. Pour autant, cela ne me choque pas tant que ça. On ne se rend pas en Corée du Nord comme si on allait en Italie. C'est tout d'abord très loin...Ensuite, il y a eu la pandémie ces trois dernières années (c'est lors du covid que nous avons entamé la rédaction de ce livre). Enfin, obtenir un visa peut prendre du temps. Et sur place, il n'est pas évident d'avoir accès à tous les sites.
Un point fort et très convaincant de votre livre réside dans sa valeur anthologique. On remarque en particulier, et c’est normal étant donnée sa réputation, la traduction de la stèle du roi Kwanggaet’o, qu’on peut admirer à Ji’an. Pouvez-vous nous parler des difficultés de traduction, qu’on imagine énormes ? - Tous nos lecteurs ne sont pas familiers avec ce qu’évoque votre sous-titre : « Textes en chinois classique et en chinois classique de type pré-idu »
La stèle de Kwanggae'to était déjà traduite intégralement en coréen (avec quelques variantes), en japonais et en chinois contemporain. Elle est aussi traduite partiellement en anglais et en français (Maurice Courant). Donc, on n'est pas si seul...
Comme je l'ai dit précédemment, j'ai passé au peigne fin chaque phrase, chaque caractère. Oui, c'est vrai que parfois, je me suis attardé sur un caractère pendant des heures... J'ai comparé ma propre interprétation avec les traductions existantes. Dès que cela se compliquait, dès que j'avais un doute, j'échangeais des mails avec mes collègues du département de chinois de l'Université de Pékin où j'ai effectué mon post-doc.
Concernant le terme Idu, il possède plusieurs aspects sémantiques. Littéralement "lecture pour les fonctionnaires" signifiait autrefois "lecture des caractères chinois avec les sonorités coréennes". Les scribes ne connaissant pas les sons de la langue originale. Aujourd'hui, par Idu, il faut comprendre des phrases écrites en chinois classique mais qui utilisent l'ordre des mots de la langue vernaculaire.
Je vous donne un exemple :
飮水 : boire/eau : HANMUN, pas de modification de la syntaxe chinoise.
水飮 eau/boire : PRE IDU, la syntaxe chinoise est délaissée au profit de la langue vernaculaire. Vers le Ve siècle de notre ère.
水乙 飮爲古: eau/boire mais avec l'ajout de marqueurs (乙=을 par exemple) vers le VIIe siècle.
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