Li Long-Tsi (Yi Yongje) est né le 3 juillet 1896 (année du singe, année marquée sur le passeport : 1898). Il perd sa mère à 3 ans. Son père parti en Sibérie (pendant huit ans), il est élevé par un grand oncle (frère cadet de son grand-père) jusqu’à 10-11 ans. Il arrive en France le 14 décembre 1920, se marie le 7 mai1936 avec Madeleine Kœchlin et décède le 13 décembre 1986.
AG – Parlez-moi de votre enfance. Vous avez perdu votre mère à l’âge de trois ans, n’est-ce pas ?
Li Long-Tsi – Je n’aime pas raconter ma vie, mais c’est la réalité. Je suis d’une famille des plus pauvres qu’on puisse imaginer de la Corée. C’est la conséquence des malheurs qui sont arrivés à mon grand-père. Quand mon grand-père avait 14 ans, il y a eu une épidémie de peste.
La peste
Le grand-père de mon grand-père était un lettré connu de la région. Il ne connaissait que les classiques chinois et composait des poésies et des dissertations en chinois, mais il était alcoolique, au grand regret de mon grand-père. Ce grand lettré n’a jamais demandé à mon grand-père d’apprendre quoi que ce soit. Étant donné les coutumes coréennes, mon grand-père ne pouvait avoir de haine pour son grand-père. Il ne pouvait pas exprimer son ressentiment contre lui, mais il racontait cela pendant toute mon enfance. Quand il a eu 14 ans, une épidémie de peste s’est déclarée. Le grand-père est allé en ville pour l’examen qu’on passait avant d’aller passer l’examen à Séoul. Les lettrés se réunissaient et s’exerçaient. J’ai vu cela un peu dans ma première enfance. Souvent les fils de familles aisées faisaient écrire par d’autres lettrés. Probablement mon arrière-grand-père gagnait quelques sous comme cela, puis, avec cet argent, il allait boire. Il était donc allé en ville et au moment de la peste pour l’examen. Son neveu, qui était à ce moment-là le collaborateur le plus immédiat du gouverneur de la province lui a dit : “Mon oncle, ce soir, après l’examen, rentrez tout de suite à la maison. N’entrez surtout pas dans un quelconque cabaret.” Pensez-vous ! En sortant, il est entré dans un cabaret. Dans une pièce, on était en train d’habiller un mort et il a bu là. Au retour, il s’est couché et presque la totalité de sa famille a été décimée.
Le père de mon grand-père, après s’être occupé de la naissance de mon grand-oncle, celui qui m’a élevé, s’est couché et il est mort lui aussi. Ce bébé-là a survécu. C’est lui qui m’a élevé pendant huit ans.
Mon grand-père racontait que son oncle, celui qui avait conseillé au trisaïeul de ne pas boire, était venu instamment de la ville (située à 6km du village) et a dit au sujet de mon grand-père qui était considéré comme mort lui aussi : “On ne l’enterrera pas avant deux jours”. Je ne me rappelle plus très bien. C’était pas possible que la famille ait des croyances aussi dépourvues de fondement, mais ils pensaient que ce n’était pas possible qu’une famille s’éteigne comme cela. Effectivement, mon grand-père est revenu à la vie. Il paraît que ça arrive quelquefois. Au bout de quelques jours il vivait. Les deux frères ont survécu.
Jeunesse du grand-père
Mon grand-père avait un oncle qui était un véritable Harpagon. Il est venu dire qu’il s’occupait des deux frères avec l’idée de les exploiter. Mon grand-père n’avait aucune possibilité de vivre autrement. Cet oncle vivait à une trentaine de kilomètres, dans les montagnes, en cultivant le millet. De 14 ans jusqu’à 20 ans passés, mon grand-père a vécu là-bas. Il travaillait très durement chez son oncle.
L’oncle avait accaparé tous les écrits du grand-père lettré. Mon grand-père avait pu récupérer, je ne sais de quelle manière, la copie composée par mon arrière-arrière grand-père lors de l’examen passé à Séoul. Il était attaché par une sorte de mysticisme à ce grimoire.
Le tigre
Il avait 16 ou 17 ans et il était allé dans un creux de colline biner un champ de riz. Un tigre est venu s’installer en face de lui et s’est mis à hurler. Il était terrorisé. Il a fini par se lever et il est rentré à la maison en pleurant. L’oncle lui a demandé pourquoi il revenait : – Il y a un tigre. – Comment il y a un tigre ! Il n’y a jamais de tigre là. Paresseux, c’est parce que tu n’as pas envie de travailler. S’il y avait vraiment un tigre qu’est-ce qu’est devenue la vache qui était avec toi?”
Alors mon grand-père est parti en pleurant parce qu’il avait plus peur de son oncle que du tigre. Un vieillard voisin lui a demandé pourquoi il pleurait. Il a raconté sa mésaventure. Le voisin lui a dit : “Retourne tranquillement. Si le tigre voulait te faire du mal, tu ne serais plus là. ça doit être une tigresse qui a fait son petit dans les parages. Quand une tigresse fait un petit, pendant toute l’année tout le voisinage est tranquille. Elle ne prendra pas le moindre chien.”
A vingt ans passés, il a pu se marier. Il a épousé une Kim. Je ne l’ai jamais vue. Il avait évidemment le droit de se séparer de son oncle et de fonder une famille. Il n’avait pas envie de vivre près de son oncle. il est allé dans une autre province, celle du P’yôngyang du Sud, de l’autre côté de la chaîne de montagnes qui sépare les deux provinces.
Pendant plus de dix ans probablement, ils ont vécu tranquillement là. Ils pouvaient manger suffisamment.
Situation géographique
Je suis originaire de la ville de Hamhung, située dans l’unique plaine qui se trouve sur la côte nord-ouest. Notre village est situé à peu près au milieu du district de Hamhung qui est la capitale de la province du Hamgyong du sud. Le village avait plusieurs noms, évidemment, selon la tradition purement coréenne Somni (som : l’île en coréen et i : la commune) et comme les Coréens ont la manie d’utiliser des expressions en utilisant les caractères chinois, c’est devenu Chungsangni (chung : milieu, sang : haut, i : commune) C’est-à-dire la commune qui se trouve au haut du milieu par rapport à la ville, là où se trouvait installé le gouverneur de la province (Kwanch’alsa).
Dans cette plaine il y a trois rivières. L’une, la plus importante, coule juste à l’ouest de la ville de Hamhung. Elle prend sa source près de la frontière entre la province du P’yongan et du Hamgyong. Il y a là la chaîne des Monts Nangnim qui se trouve à une cinquantaine de mètres de la maison où j’ai vécu. Un peu plus à l’ouest coule une autre rivière. C’est à peu près la seule plaine de riziculture de la région nord-est.
Lignage
Le village regroupait un peu moins d’une centaine de maisons, qui appartenaient presque toutes à la même famille (patrilignage), à la même souche, celle de Yi. Les Yi de Ch’onju, la famille royale du Yonnan, dont l’origine se trouve dans la province du Hwanghae, à l’ouest. Je ne sais pas dans quelle mesure c’est vrai ou non. A l’âge de 15-16 ans, j’ai participé à la réédition du registre du lignage.
(Ce devait être au début des années 1910. Il a dû mettre à jour les dates de naissances des registres des gens de sa famille pour les besoins de l’administration japonaise. C’est ainsi qu’il a mis qu’il était né en 1898. Selon son épouse, il paraît qu’un jour en bêchant son champ, il s’est rendu compte qu’il s’était trompé de deux ans et qu’il avait rajeuni tous les gens de deux ans, car il s’était rappelé qu’il était né l’année du singe (1896). Le fait est courant à l’époque cf la biographie de Hong Insun qui a deux ou trois années de naissance).
C’est pour cela que je m’en rappelle un peu. Notre ancêtre viendrait de la Chine.
Je n’ai aucune envie d’être le descendant de Chinois.
Selon le registre de notre lignage, notre premier ancêtre en Corée serait le Général commandant des T’ang venu aider le Silla à unifier le pays. C’était un fratricide. Ils ont tué leurs frères. Notre ancêtre serait l’adjoint de ce commandant et il serait resté en Corée. Je n’en sais rien.
Les Coréens sont tous menteurs, au point de vue historique. Kong, mon ancien camarade qui est venu ouvrir la légation (coréenne) à Paris avait le même nom que Confucius. Les Coréens sont allés chercher un arrière petit-fils de Confucius pour avoir la race de Confucius en Corée. Évidemment, puisque presque tous les Coréens se sont donnés un nom chinois. Mais cela n’est pas impossible non plus.
Dans la province du Hamgyong, les Yi ne sont pas nombreux. Nos ancêtres, les Yi du yonnan, se sont installés à Hamhung. C’était une région peu peuplée. La politique royale exilait les gens dans les régions peu habitées, c’était l’une des rares mesures royales qui m’apparaît valable. A part deux ou trois familles qui sont venues par alliance, nous étions tous du même clan dans le village, alors que les autres villages autour étaient composés de plusieurs lignages. Ce n’est pas pour me vanter de mon origine, mais enfin, dans l’ancien régime ma famille comptait. Quand un gouverneur arrivait, souvent on faisait appel à la branche aînée de ma famille. Elle était très connue.
Autonomie villageoise
Quand j’avais 11 ou 12 ans, j’ai assisté à une chose invraisemblable. Un policier est arrivé dans le village. Il essayait d’arrêter les gens qui jouaient aux cartes. Finalement, les joueurs se sont mis à le chasser. Il ne pouvait pas entrer dans notre commune. On se considérait comme une commune honorable.
Enfance
Dans mon enfance on cultivait les pommes de terre, l’avoine (kwiri, c’est l’avoine dont on fait les flocons d’avoine) et tout au plus le maïs. Dans les montagnes, on ne pouvait pas cultiver le millet. Mon grand-père a défriché. Dans mon enfance aussi, on allait dans la montagne, on brûlait (culture de brûlis) une partie du bois, et on cultivait des pommes de terre et de l’avoine.
Le drame
Un jour de la 7° lune du calendrier lunaire, il me semble le 14. il pleuvait à torrents. Mon grand-père qui avait pas mal d’expérience pensait qu’ils ne pouvaient plus rester à la maison. Il avait monté une espèce de chalet avec des rondins. On cultivait aussi du chanvre indien pour le textile. C’était une région réputée pour la culture du chanvre indien. Chaque famille cultivait son carré de chanvre. Au moment de la récolte, la famille de la plaine venait participer à la récolte et repartait avec une certaine quantité de chanvre pour faire des tissus pour la famille. Il y avait donc quatre autres personnes qui étaient là pour la récolte de chanvre. C’était la nuit, ils jouaient aux cartes dans leur chambre. Mon grand-père est allé leur dire : “Sauvons-nous, il y a du danger !” Mais ils sont restés.
Mon grand-père sortit de la maison avec mon père. Comme c’est la coutume coréenne, ma mère marchait derrière. Moi j’étais né, j’avais trois ans. J’étais dans les bras de ma mère, enveloppé. Nous nous sommes réfugiés sur la colline voisine, sur la hauteur. Les autres étaient restés à la maison. Ma mère pensa qu’elle avait oublié quelque chose d’important à la maison. Elle y est retournée. Elle m’a jeté dans les bras de mon père. Juste à ce moment-là, le torrent a retourné toute la maison.
Malencontreusement, deux voisins ont pensé que nous étions en danger et ils ont essayé de voir s’il était possible de nous aider, nous sauver. Ils ont été emportés par le torrent. Sept personnes ont trouvé la mort. À la suite de ça, évidemment, mon père n’avait plus la possibilité de vivre et puis, d’autre part, il y avait les reproches des parents de ceux qui avaient essayé de nous sauver.
On disait que j’avais des yeux différents des autres coréens. Mon oncle me disait que c’était à cause de cela que j’avais de grands yeux. Pendant des journées, les parents sont venus adresser des reproches à mon grand-père et à mon père à cause de la perte de leurs enfants. Mon grand-père a été obligé de partir de là. Ensuite, mon père est parti en Sibérie. Heureusement pour moi, la famille de ma mère n’habitait pas très loin de là. J’ai été recueilli par mes grands-parents maternels. J’y suis resté même pas un an parce que selon la coutume, ce n’était pas aux grands- parents maternels de s’occuper de moi (fils de leur fille). Mon grand-oncle qui était pauvre mais qui vivait dans le village traditionnel de ma famille est venu me chercher.
Trois souvenirs d’enfance
Je me rappelle trois choses de cette époque. Je me rappelle très vaguement que mon grand-oncle avait apporté de la farine de riz collant pour me faire une bouillie.
L’autre c’est que je poursuivais une personne, une jeune femme en lui demandant de me faire manger du faisan que j’avais vu dans les réserves. Alors, ma grand-mère a dit :” C’est un enfant qui a perdu sa mère, donne-lui à manger” A trois ans ça m’a bouleversé : “perdu sa mère”…. (voix assourdie, émue) A cause de cela, j’ai eu pendant toute ma vie une sensibilité maladive. J’ai eu pendant toute ma vie deux défauts : la timidité, déjà que les Orientaux sont timides, j’étais le pire de tous, et puis cette sensibilité, encore aujourd’hui elle ne passe pas. Il me vient facilement des larmes.
Je me souviens d’avoir vu un jour un essaim d’abeilles. On essayait de recueillir le miel et d’attraper l’essaim. Comme dans la plaine, il n’y avait pas d’abeilles, je pensais qu’il n’y avait des abeilles que chez mes grands parents maternels.
J’ai été amené au village par mon grand-oncle. Malheureusement ou heureusement, mon grand-oncle n’avait pas eu d’enfants. C’était leur grand malheur. C’est pour cela qu’ils m’on élevé jusqu’au retour de mon père, après huit ans de Sibérie. Il y avait un autre drame qui m’est très pénible. Mon grand-oncle aussi aimait bien l’alcool. Or, mon grand-père a eu pendant toute sa vie la haine des alcooliques. C’était la dissension entre mon grand-père et son frère cadet.
Mon grand-père circulait dans la région. Il fabriquait des nattes (totchari). Il était très habile. Il allait couper dans les marécages les joncs qu’il faisait sécher lui-même. De temps en temps, il venait chez son frère pour me voir et s’occuper de moi.
Il me disait toujours : “Il ne faut pas avoir l’ambition”. Il ne faut pas avoir de yoksim (avidité), le cœur noir”. En coréen c’est mal traduit alors que c’est seulement la volonté de faire quelque chose. Il me disait toujours que pour vivre, il ne fallait pas avoir de yoksim. Pour lui, c’était le fait de tromper, d’être avide d’argent, tout ça. En vieillissant, je n’ai jamais abandonné cette éducation de vieux lettré.
L’école
Sa préoccupation était de me mettre à l’école dès que je serais capable d’apprendre quelque chose. Quand j’ai eu quatre ans, je me rappelle très bien des circonstances aussi, il est venu pendant quelques jours et il m’a conduit chez le maître du village qui était d’ailleurs un parent de la famille Yi. Je me rappelle, la première fois, quand j’avais quatre ans (en coréen on disait cinq ans), il m’a conduit chez le maître, un lointain cousin. Moi, je ne voulais pas aller à l’école.
A ce moment-là, c’était le moment de la vaccination, vaccination des plus rudimentaires contre la variole (udu). J’avais une peur atroce de tout ce qui concernait la médecine, surtout des aiguilles. Il était question de vaccination et d’aller à l’école. On m’a dit que je ne pouvais pas refuser les deux. Tu fais la vaccination ou tu vas chez le maître ? J’avais tellement peur du médecin que j’ai préféré aller chez le maître. (rire) Je suis allé chez le maître.
Le maître avait une autorité absolue en ce temps là et dans un coin de la pièce, il y avait des bottes de fouets comme cela. Des parents apportaient des bottes de frêne, de ssari (lespedeza) qui montent tout droit. Vous voyez les déviations de langage, d’idées surtout chez les gens peu évolués. Le père apportait les bottes de fouet au maître en lui disant : “Tapez-le. Tapez-le !” Ils croyaient que c’était ça qui faisait entrer le savoir.
Deux jours après le maître me dit : “Viens avec moi”. Évidemment, je n’ai rien dit. Il m’amène chez le vaccinateur. J’ai été obligé de me faire vacciner. Je conserve encore la trace, la cicatrice de ce vaccin. J’ai commencé à ânonner les caractères chinois, heureusement dans un certain sens. Si je n’avais jamais commencé à apprendre les caractères chinois, je serais très certainement devenu l’idiot du village. Je ne pouvais pas sortir, ces gosses qui étaient plus ou moins mes cousins éloignés, me surnommaient “yeux de bœuf”. De plus, mes cheveux étaient ondulés et pas lisses comme eux. Dès que je sortais, on me fichait par terre, on me tirait les cheveux et trois ou quatre gamins étaient sur moi. C’est là aussi probablement l’explication de ma timidité. Je n’osais pas sortir. Heureusement, j’ai commencé à apprendre les caractères chinois. Dans le malheur, il y a quelque chose qui vous sauve. À ce moment-là, 98% des Coréens étaient absolument illettrés, mais la tradition de l’apprentissage des lettrés était ancrée dans toutes les familles.
L’école était gratuite. On ne payait pas. Il y avait une parcelle de terre qui appartenait à la communauté et qui était allouée au maître d’école. Il cultivait comme il pouvait. Parfois, il demandait aux parents d’élèves de l’aider à cultiver. S’il était un peu plus aisé, il utilisait un ouvrier agricole. Lui-même, il y travaillait s’il en était capable. Ce n’était pas le cas de mon premier maître de chinois.
À l’école, un maître s’installait, accroupi et les enfants s’accroupissaient tout autour dans une pièce qui était grande comme les deux-tiers de cette pièce. Tous les ans, deux fois par an au printemps et en automne, des lettrés passaient, venant de la ville pour examiner les élèves, pour voir s’ils savaient réciter quelques vers chinois, ce que je faisais assez facilement. Évidemment, j’étais mal habillé, sale, mal peigné. De cette tête-là, il y a une voix qui est sortie et qui a résonné dans la salle. À partir de ce moment-là, tout a cessé, les enfants m’aimaient.
Un jour, j’étais sorti, un grand garçon, qui était plus fort que moi, m’a fait manger des chenilles, des vers noirs qui étaient dans les champs d’orge. Son père était plus ou moins lettré. Il apprit ça. Il m’a demandé de venir et, devant moi, il a fouetté son fils sur les mollets en le traitant d’imbécile.
La soudure
Évidemment, chez mon oncle, on mangeait à peu près normalement, mais au mois de juillet au moment de la soudure, il arrivait couramment de sauter des repas. On ne mangeait pas pendant un jour ou deux. Ma grande tante allait chez les voisins quémander, emprunter quelques bols. je m’en rappelle très bien. Pour essayer de trouver quelque chose à manger, ma grande tante m’envoyait dehors avec un panier cueillir les feuilles de numjaeng (myongajul : chénopode ou patte d’oie). Vous savez, ces plantes. J’en ai ici dans mon jardin. C’est encombrant. J’en ai mangé en France aussi. Ici, personne ne sait que c’est comestible. C’est de la même famille que les épinards. En littérature chinoise, c’est une plante très connue. Les feuilles ont une forme triangulaire, chénopode, ça veut dire patte de canard. Les feuilles sont poudrées, elles ont le goût d’épinard. Ici, les feuilles sont petites. Dans mon village, en plaine, ça poussait bien, sous la forme sauvage. J’essayais donc de remplir mon panier.
Mon père
Quand mon père est revenu de Sibérie, ce n’était pas très agréable. D’abord, il est revenu au bout de deux ans. Il était comme fiancé avec une femme. Puis, il est resté six ans en Sibérie. À ce moment-là, la famille l’a harcelé. Quand il est revenu, il s’est remarié. Il essayait de trouver des pépites d’or dans les rivières de Sibérie orientale, mais finalement, il a travaillé dans la forêt comme bûcheron. Il est revenu avec deux scies que les Coréens ne connaissaient pas, une scie passe-partout et une scie comme en France.
Mon oncle avait pas mal de dettes. Mon père a payé toutes ses dettes et il n’a pas acheté grand chose et nous sommes partis de nouveau dans les montagnes, à l’endroit où j’étais né. Pendant la Guerre de Corée, on en a parlé parce que l’armée américaine avait des difficultés à évacuer un col de montagne que j’ai franchi plusieurs fois dans mon enfance. Là, on ne pouvait même pas cultiver le maïs, mais seulement l’orge, l’avoine et les pommes de terre. La famille de ma belle-mère était originaire d’un lieu situé à cinq, six kilomètres. Elle avait vécu dans ces parages et savait bien se débrouiller. Elle m’envoyait ramasser des boîtes en fer blanc et elle faisait des râpes. Elle râpait des pommes de terre, en extrayait la fécule et en faisait des caramels. Pendant un an, la vie était agréable.
Guérilla contre les Japonais
Malheureusement, c’était le moment où les Coréens essayaient de lutter contre les Japonais. Une dizaine de Coréens avaient quatre ou cinq armes plus ou moins démodées. Dans ces montagnes, les Japonais ne faisaient pas de prisonniers, ils les massacraient. Pendant deux ans, nous avons pu vivre dans cet endroit. Puis, un mois de juin, je me revois encore, passant à côté du champ d’orge alors que j’abandonnais cette maison. L’armée loyale, c’est à dire les Coréens qui, sans uniforme, avec les turbans comme cela sont venus à trois ou quatre. Ils ont emmené mon grand-père et mon père parce que mon père avait rapporté de Sibérie deux fusils. Ils avaient appris que nous avions des fusils. Ils ont amené les fusils et ont incorporé mon grand-père et mon père dans les troupes de la guérilla. C’était tragique parce que ma belle-mère avait à peine vingt-cinq ans et moi j’avais onze ans. Nous avons passé la nuit dans l’angoisse. Par une chance incroyable, le lendemain mon grand-père et mon père sont revenus au début de l’après-midi pour se préparer à partir.
Heureusement le chef du groupe était de sa connaissance. Ils avaient pérégriné ensemble en Sibérie. Les Coréens qui pérégrinaient dans la Sibérie avaient formé un groupe appelé “Les Frères loyaux” (ihyongje).
Je crois qu’ils étaient trente-six. Je me rappelle très bien les brochures où il y avait les noms et l’identité des membres du groupe, leur adresse en Corée, leur âge… L’un de ceux-ci dirigeait ce groupe. C’était dans la forêt vierge encore. Le soir après dîner, il a amené mon père sous un arbre éloigné et il lui a dit : “Écoutez. Si j’avais le moindre espoir je ne ferais pas ça, mais nous n’avons plus aucun espoir pour lutter contre les Japonais. Nous allons perdre notre vie. Je ne peux pas oublier le lien perpétuel qui nous unit. Il faut vous en retourner, d’autant plus que votre père est âgé. Il faut retourner dès demain à la maison. Quoiqu’il arrive, ne vivez plus dans les montagnes. Quand à nous, nous fuyons. Nous allons essayer de franchir le Yalou. Il est possible que nous soyons attrapés et massacrés. Il n’est pas nécessaire que vous fassiez le sacrifice de vos vies.”
C’est cela cette chance extraordinaire que mon grand-père et mon père ont eue. Ils sont revenus. En une heure, nous avons fermé la maison. Nous sommes partis. Nous avons traversé le col dont on a parlé pendant la Guerre de 1950, Kot’osu, Kot’ori qui est au bord de la grande route. De l’autre côté de cette montagne coule un affluent du Yalou. Nous avons traversé cette rivière et nous sommes arrivés chez les parents de ma belle-mère.
Le lendemain, pour rejoindre le chemin de Hamhung, nous sommes revenus à Kot’ori où mon père et mon grand-père avaient des connaissances. Ils ont raconté les évènements survenus la veille. Deux gendarmes japonais étaient logés chez une personne du village, Tong Taeyon, l’un des notables du village. Les guérillas ont essayé d’attraper ces Japonais, mais ils se sont enfuis. Ils les ont cherchés dans les champs de chanvre qui étaient proches. Un jeune, qui était hardi, pénétra dans le champ de chanvre à la recherche des Japonais qui s’étaient enfuis ailleurs. Les autres lui ont tiré dessus par méprise et ils l’ont tué. Tong Taeyon qui avait logé les Japonais, a reçu une balle. Heureusement, il était seulement blessé. Le lendemain, sur le chemin de retour au village familial, en descendant les plus grand cols, nous étions dépassés par des convois portant des blessés.
Jeunesse
Nous nous sommes installés dans le village. Mon père a fait le colporteur-marchand. Il allait acheter à la ville des étoffes, des fils.
Je me rappelle à propos de mes nattes. Mes cheveux étaient noués en natte, j’ai coupé ma natte vers 14 ou 15 ans. Pour les Coréens, il fallait conserver les nattes. Il fallait défaire les nattes, les peigner. On avait plein de vermine dans les cheveux. C’était horrible. Mon père était très inquiet au sujet de mes cheveux : – Si tu te fais couper les cheveux, tu ne me reverras plus. Pourtant j’ai fini par me faire couper les cheveux, j’étais tellement plus à l’aise.
Même avant l’annexion, en 1908, 1909, on avait créé dans notre commune une école moderne dans l’un des bâtiments qui appartenaient à la branche aînée de notre famille, plus aisée. Ils avaient des toits de tuiles. C’est là qu’on avait installé l’école. À ce moment-là, il fallait apprendre le japonais. L’école communale n’était pas officielle, mais il fallait suivre les programmes. L’annexion a été signée le 23 août 1910. Pratiquement, on recevait une éducation japonaise. Parfois, des Japonais venaient nous enseigner le japonais. Il y avait peu d’écoles secondaires. Il y avait trois écoles secondaires à Séoul, deux dans d’autres villes plutôt au sud et quelques écoles secondaires privées comme celle que je fréquentais à Hamhung.
Je n’ai pas vécu très longtemps avec mes parents. Évidemment quand j’étais à l’école secondaire, mon père faisait le commerce du colporteur. Il était souvent absent. Je vivais avec ma belle-mère. Je n’étais pas souvent à la maison parce que j’étais un peu têtu. Quand j’ai fini l’école communale du village, mon maître qui m’aimait beaucoup m’encourageait lui aussi à me présenter au concours de l’École normale d’instituteurs de Séoul. Il n’y avait pas d’autre école pour moi. Je n’avais aucune autre possibilité, mais l’obligation de servir pendant dix ou quinze ans me déplaisait. La famille m’avait donné l’argent pour passer la nuit à la ville et me présenter le lendemain à la capitale de la province pour concourir. La veille, je suis allé me faire photographier. J’ai passé une nuit blanche. Qu’est-ce que je dois faire ? Si je passe le concours et que je réussisse, d’un côté, c’est agréable d’aller à Séoul. Ma tête …. Je ne me suis pas présenté à l’examen. Au retour dans la famille, mon maître qui m’aimait beaucoup me disait : “Mais qu’est-ce que tu veux être ? La famille n’a même pas de terre à cultiver ! – Je vais essayer d’aller à pied à l’école secondaire de la ville.” Il y avait six kilomètres pour aller et autant pour le retour. Finalement c’est ce que j’ai fait. Tous les matins, je partais à l’aube. Une fois, j’ai failli rester dans la neige. C’était au mois de janvier. La rentrée avait lieu le trois janvier. Je me lève, il neigeait. Déjà en sortant de la maison, la neige arrivait jusque là. J’ai persisté à y aller. Je suis arrivé en classe vers onze heures, cinq heures de route. Mes pieds étaient gelés. Mes chaussons coréens me collaient à la peau. Le professeur m’a dit : “Surtout n’approchez pas du calorifère”. Il fallait rentrer. Le temps avait changé. Vous savez le vent coréen, la tempête de neige. Je suis parti de la ville. Après avoir traversé le long pont, je devais suivre jusqu’à notre village une digue étroite où une seule personne pouvait passer. La neige cinglait. J’avais entendu dire qu’il ne fallait jamais s’asseoir. Une fois assis, c’était la fin. Je ne me suis pas assis. Je suis revenu à la maison. (sanglots dans sa voix) . Mon grand-père a dit le mot juste malgré son ignorance totale de tout ce qui était réflexion : “C’est ton ardeur intérieure qui t’a sauvé.”
J’ai fait ce trajet pendant quatre ans. La cinquième année, je me suis arrangé avec ma belle-mère pendant l’absence de mon père. J’avais des camarades qui pouvaient me loger et j’ai pu payer les frais de logement et de nourriture pendant la dernière année. Mon endettement … malheureusement, c’est ça mon regret … J’ai laissé mourir mon grand-père sans le revoir. (silence)
Je n’ai pas eu beaucoup de relations affectives avec mon père. Par contre mon grand-père, (sanglots) c’est l’homme le plus malheureux que j’ai jamais vu de ma vie. Il paraît qu’il est mort en 1921. La famille m’a écrit qu’il se demandait quand j’allais revenir. Il demandait quand étaient les vacances. Il savait que je pouvais revenir pendant les vacances.
Une autre chose m’a favorisé un peu dès que j’ai commencé à apprendre le japonais. Mon cousin issu de germains au 6° degré appartenait à la branche aînée du lignage. Il était le maire de notre commune à la fin de l’ancien régime et sous les Japonais. Dès que j’ai commencé à lire un peu de chinois classique, il m’a dit : “Chez toi, il y n’a pas de place pour étudier, quand tu veux travailler, viens dans notre maison.” C’est la manifestation de la solidarité familiale. Évidemment, je l’ai aidé un peu quand il y avait un agent japonais. Je faisais l’interprète.
Ce cousin n’avait pas tellement de considération pour mon grand-père qui était plus âgé que lui, mais dès que j’ai commencé à être un peu près de ce cousin, ce dernier est allé l’inviter à une petite réception qui avait lieu. Mon grand-père lui a répondu : “Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse avec un vêtement comme cela et ma tête comme cela !” Il y avait aussi de l’entêtement chez mon grand-père.
Ce que j’ai vécu, les Coréens d’aujourd’hui n’en savent rien. J’ai vécu la jonction de l’ancienne Corée immuable avec le monde moderne. J’ai vu des changements plus ou moins tragiques. Des dizaines de milliers d’hommes sont morts dans les montagnes, tués par les Japonais. Ils ne faisaient pas de prisonniers. Tous ont été massacrés. J’ai horreur de toute guerre quel qu’en soit le régime, quel qu’en soit le prétexte. L’histoire de la Corée me dégoûte.
Pratiquement, je n’ai pas connu d’autres régions que ma région parce que j’étais très pauvre. Même en circulant à pied, il fallait payer l’auberge, ce que je ne pouvais pas faire. Je connais ma région. Après l’école secondaire, je suis allé jusqu’à la frontière du Yalou. J’ai traversé le Yalou, j’ai vu la ville chinoise de l’autre côté, c’est tout. J’ai enseigné dans un district voisin pendant un peu plus d’un an. Puis, je suis allé à Séoul. C’est tout, je n’ai rien vu d’autre. À Séoul, je n’ai pas pu aller à Suwon, ni du côté de Kaesong. J’avais envie d’aller voir Inch’on, mais je n’avais pas de sous.
Vers l’âge adulte et le départ
À Séoul, il y avait une école supérieure de droit, une de médecine, une des techniques et à Suwon, l’école supérieure d’agriculture.
En 1919, je suis entré à l’école de droit. Ce n’était pas pour faire des études mais pour préparer ma fuite. Nous complotions notre fuite avec un camarade qui avait participé aux manifestations du 1er mars 1919. Ce camarade était de la même promotion que moi de l’école secondaire de Hamhung. En sortant de l’école secondaire, il est entré tout de suite à l’école de droit. Il a été arrêté le 5 mars à Séoul, dans le quartier japonais, les grandes rues qu’on appelait à ce moment-là Chuggogae Il avait fait huit mois de prison et avait attrapé la gale.
Pendant ce temps, j’étais devenu instituteur. J’avais l’idée de changer. Je suis allé tout à fait dans le nord, presque à la frontière du Yalou. J’avais 21 ans, ça changeait tout le temps. Finalement, je ne m’y suis pas plu du tout. Je suis revenu.
La famille m’attendait. On voulait me marier, c’est trop long … un mariage qui ne me plaisait pas du tout. Il fallait revenir tout de même. Je suis finalement revenu. Mon grand-père, mon père, toute la famille voulait que je reste là. (La cérémonie de mariage a eu lieu, mais le mariage n’a pas été consommé)
Je ne suis pas retourné enseigner au nord à la frontière du Yalou. J’ai été recruté pour enseigner à l’école primaire de ma ville. Là aussi, il y avait toute sorte de choses qui me déplaisaient. Surtout, je ne m’entendais pas avec un collègue qui était trop pro-japonais. Je voulais changer.
Un jour, en passant en ville, j’ai vu l’annonce d’un concours pour le recrutement des commis pour le tribunal. J’ai essayé. On recrutait des commis pour les envoyer dans des succursales de district, cela correspondait au bureau d’enregistrement pour les propriétés foncières. J’ai fait cela pendant un an.
Au moment du 1er mars 1919, je travaillais dans cette administration japonaise. J’ai eu un petit accroc. Dans ce chef-lieu de district voisin, je travaillais au bureau de l’enregistrement. Il y avait un chef japonais et moi, j’étais le commis aux écritures. J’avais un ami qui était le correspondant du seul journal coréen qui paraissait à Séoul. Au moment du 1er mars, il se trouvait à Séoul pour des affaires concernant son journal. Un jour, il m’envoie le journal, je le défais, à l’intérieur, il y avait un paquet d’exemplaires de la proclamation de l’indépendance. Je l’ai vite caché. Quelques jours après, un jeune Coréen qui travaillait comme commis à la sous-préfecture est venu me voir parce que j’étais un ancien, sorti de la même école secondaire. Je lui ai passé la déclaration d’indépendance. Malheureusement, il y avait un policier auxiliaire coréen qui était là. Ce salaud-là, il a essayé de me fouiller. J’avais tout de suite vu que ce type était un salaud. J’ai caché tout ce que j’ai pu. Malheureusement, il est allé dans la chambre de celui à qui j’avais donné ça. Ce dernier a été arrêté pendant plusieurs jours. Heureusement, il est sorti. En sortant, il m’a dit de ne pas rester ici parce que j’étais très surveillé. C’est aussi pour cela que je me suis inscrit à l’école de droit qui avait un certain prestige.
– Ne fallait-il pas payer pour les inscriptions ?
– Non, ce n’était pas la question de payer, mais il fallait vivre. Ma famille ne pouvait pas donner ça, mais pendant les vacances, je suis allé voir mon oncle qui était un peu plus à l’aise que mon père. Il vivait dans les montagnes, je lui ai soutiré des fonds en disant que c’était provisoire, que je voulais continuer mes études.
Pendant les vacances d’été 1919, j’ai revu mon camarade qui était de deux ans plus jeune. Il avait déjà fait une ou deux années d’école de droit. Je suis allé le voir. Il était dans un hôpital tenu par des missionnaires canadiens et situé sur une colline à l’écart. Nous avons parlé de nos malheurs respectifs. Je lui ai dit : “ – Je n’ai pas envie de vivre ici. Tout me déplaît. Je projette d’aller au Japon. (Voix sourde) Il m’a dit : – Il y a mieux. On peut aller en France. Il faut que nous nous sauvions jusqu’à Shanghaï. À Shanghaï, il y a tout un réseau organisé. Nous pouvons aller en France. – Je n’ai pas d’argent. – On fera ce qu’on pourra. »
Passage de la frontière
Pendant les études, j’étais déjà très lié à ce camarade. Dès ce jour-là, tout ce que j’ai fait, (je l’ai fait avec lui) Nous sommes partis de Séoul le soir du 11 juin 1920 par le train de 10 heures, à la gare de Namdaemun. Nous nous dirigions vers le Yalou. Il y a des coïncidences qui vous sauvent tout de même. Juste ce jour-là, il y avait eu à Séoul des journées d’études bibliques sayanghoe (?) et une foule de jeunes repartait de Séoul ce soir-là. La région de P’yôngyang était la plus christianisée. Il y avait un temple dans chaque village. Le train était absolument bondé à tel point qu’une jeune fille a dormi jusqu’à P’yôngyang la tête sur mes genoux. C’était inimaginable. La police n’avait aucune possibilité de pénétrer dans cette foule de voyageurs. Sans cela nous étions pris. À partir de P’yôngyang, nous n’étions plus tranquilles, le train se vidait de plus en plus.
Arrivés à la frontière nous avons été pris par un Coréen, un policier auxiliaire coréen. Je ne m’explique pas encore sa conduite. Il nous a emmenés à l’auberge. Évidemment, nous étions suspects, nous avions tous les deux le même vêtement, la même allure dans cette foule de paysans. Il logeait d’ailleurs dans la même auberge. Il nous a fait attribuer une chambre. Nous étions inquiets, mais ce qui nous a un peu rassurés, c’est qu’il nous avait amenés là où il logeait au lieu de nous conduire au poste de police. J’ai commencé à observer ses heures de service pendant toute la journée. Le matin, il s’absentait.
Dès que nous l’avons vu partir, nous avons laissé toutes nos affaires dans la chambre d’hôtel et nous sommes allé voir notre relais qui travaillait dans une boutique où l’on vendait du riz, du millet. Malheureusement, celui qui devait nous faire traverser le Yalou par le pont avait été arrêté. Catastrophe ! Nous avons discuté avec celui qui restait. Ce n’était pas un inconnu, mais tout de même. Il ne restait qu’une solution : essayer le lendemain matin de fausser compagnie au policier et aller vers midi au marché aux poissons.
Sinuiju est près de l’embouchure du Yalou, en dehors de la ville, il y avait un marché aux poissons. Heureusement, le lendemain, le type est parti. Nous avons laissé toutes nos affaires dans la chambre et nous sommes allé nous cacher dans l’un des cafés-bordels que les Japonais avaient installés partout. Nous avons déjeuné là. Je n’aimais pas beaucoup l’alcool, mais quand j’étais tracassé, je buvais. Ce jour-là, j’ai essayé de boire le plus possible pour me rendre libre. Impossible (de me soûler). Nous avons vidé pas mal de bouteilles et puis nous sommes partis en essayant même de taquiner les gendarmes qui passaient sur la digue du Yalou à cheval. J’ai même reçu un coup de fouet. Nous sommes allés au marché aux poissons. Le guide marchait bien en arrière. Nous sommes allés taquiner les marchandes de poissons, nous disputer avec elles.
Il fallait négocier notre traversée avec un pêcheur chinois qui avait une petite barque. Nous avons payé chacun trois dollars chinois, des dollars en argent. Quand nous sommes arrivés de l’autre côté du Yalou, il y avait dix mètres de boue à traverser. Nous avons encore négocié avec le Chinois. Chacun a payé encore trois dollars de plus pour qu’il nous transporte dans un endroit sec. Heureusement, il y a eu une autre coïncidence, pendant la traversée, il pleuvait fort. Le pêcheur chinois a ouvert les parapluies. Nous étions cachés par les parapluies, les gendarmes japonais n’ont pas pu nous voir.
Un an après, ça n’aurait plus été possible, le territoire de Mandchourie passait sous l’influence japonaise. Le soir même nous sommes arrivés à Moukden, la Shengyang actuelle. Il y avait là un autre relais, une de nos connaissances qui guidait les gens en dehors de Moukden jusqu’à une petite station qui se trouvait à trois heures. Nous sommes arrivés à Shanghaï le 20 juin. Nous avons traversé tout le Shantung jusqu’à Nankin et à Nankin, nous avons pris par le bac.
De Shanghaï à Marseille
Mon ami s’appelait Han Suryong (Han Sieou Long, Schliessfach 78, Wurzburg). De Shanghaï, nous sommes partis vingt et un Coréens sur le même bateau (Le Porthos) par l’intermédiaire de l’organisme* qui a fait venir l’illustre Chou En Laï en France.
Je me demande même si nous n’avons pas voyagé sur le même bateau parce qu’il est venu lui aussi en 1920 en France. Il y avait trois bateaux. Un bateau des Messageries Maritimes avait déjà transporté des Chinois et quelques Coréens de Shanghaï à Marseille. Quand nous sommes arrivés à Shanghaï, le deuxième bateau venait juste de partir. Notre bateau a quitté Shanghaï le 7 novembre. Si Chou En Laï est parti à la fin de l’année 1920, nous avons voyagé par le même bateau. Sur ce bateau, il y avait plus de 300 Chinois et seulement vingt et un Coréens. Il y avait un professeur Chinois de l’Université de Tientsin qui avait beaucoup de bienveillance et qui venait bavarder avec nous.
(* Société Franco-Chinoise ou Sino-Française d’éducation, qui recommandait les jeunes Chinois pour le voyage. M. Li a reçu un passeport chinois sur lequel était inscrit comme lieu de naissance Shanghaï.)
Cet organisme a été créé à la fin de la Première Guerre Mondiale parce que la France avait besoin de main d’œuvre. On faisait venir beaucoup de Chinois par l’intermédiaire de l’Association Culturelle Franco-Chinoise. Il y avait pas mal d’étudiants Chinois qui profitaient de ce bateau. Tous les étudiants chinois pouvaient prendre ce bateau et ceux qui n’avaient pas les moyens pouvaient trouver du travail. Nous avions un passeport de complaisance, un passeport chinois.
Je n’ai pas changé de passeport (voix forte) je m’appelle Li Long Tsi.
Débuts en France
J’ai commencé à déchiffrer l’alphabet sur le bateau. Un Coréen, qui était venu au moment de la Conférence de Versailles, m’avait écrit ce que je devais demander dans les restaurants : les pommes de terre … Je vois encore son écriture. En Allemagne, je baragouinais.
Au début, je faisais toutes sortes de métiers : terrassier à Laon, à Reims. Nous sommes arrivés le 14 décembre à Paris et j’en suis reparti le 20. J’étais seul. Les autres avaient tout de même quelques sous. Normalement, chacun devait posséder 3000F en arrivant. C’est pour cela qu’un certain nombre d’entre nous sont allés au Lycée de Beauvais pour essayer d’apprendre le français (dans le carnet : Chung Sup Lee, Lycée Félix Faure, Beauvais)
Moi, je n’avais pas un sou parce que mes 3 000F étaient garantis par mon camarade. Je ne voulais pas garder cet argent, je le lui ai rendu. Il m’a tout de même donné 300 francs. C’est pour cela que j’ai été le premier à partir au travail. Je suis allé à Montbard (Côte d’Or). Je suis arrivé à l’usine métallurgique le 20 décembre à Montbard. Elle allait fermer pour les congés. Ils ne voulaient pas me prendre. J’ai été recruté au mois de janvier. Je ramassais des ferrailles sous la pluie, à la main et je chargeais des wagonnets. Au bout de deux mois, j’étais chômeur, je suis revenu à Paris.
J’ai rencontré un autre camarade et nous sommes allés à Suippes (Marne), une région dévastée. Il y avait là une quinzaine de Coréens qui étaient venus de la Russie et qui travaillaient là pour ramasser des obus et tout ça. Il y avait des Coréens qui vivaient dans des baraquements. Je suis donc allé à Suippes. Au printemps, avec le Coréen qui parlait bien le russe et qui était instituteur quelque part en Sibérie, nous sommes allés chercher du travail et nous en avons trouvé à Laon pour faire des terrassements pas loin de la gare. Il fallait charger la terre creusée avec la pelle. Ma pelle n’atteignait pas les wagonnets qui étaient trop hauts. On était payés à la tâche, au nombre de wagonnets. Mes compatriotes qui avaient traîné pendant des années en Russie avaient de la force et travaillaient très vite pour gagner le plus possible. Moi, je devenais très gênant.
Mon compatriote qui parlait russe trouva à Laon, par une relation, un travail dans une briqueterie. Celui qui devait faire la briqueterie était le neveu d’une parisienne qui avait été recrutée comme secrétaire du bureau coréen au moment de la Conférence de Paris, Madame Matthia (?). J’ai travaillé là pendant quelques jours, puis j’ai appris qu’un de mes compatriotes qui travaillait à Saint Denis avait envie de me rencontrer à Reims. J’ai fait l’échange contre son poste de chandelier (chantier?). Un directeur de verrerie logeait des apprentis verriers, une dizaine de garçons de 14 ou 15 ans. Je suis entré pour faire le service de table. J’ai fait toutes sortes de métiers.
En Allemagne
Quand nous sommes arrivés à Marseille, la plus grande majorité essayait de partir aux États-Unis. Parmi eux, il y avait Ho, celui qui est devenu le maire de Séoul, qui a organisé le départ de Syngman Rhee en 1960 et qui a été président intérimaire. À Shanghaï, nous étions logés dans la même chambre. Il voulait aller aux États-Unis pour devenir pasteur, mais il n’avait pas de passeport. Il pensait passer par le Mexique, ce qu’il a dû faire. Une grande partie des étudiants voulait aller aux États-Unis.
Ceux qui pouvaient financer leur séjour en Europe, comme mon camarade Han Suryong, sont partis en Allemagne. Han Suryong a fait des études économiques assez sérieuses à Wurtzburg jusqu’en 1924 ou 1925. Jusqu’en 1924, ils ont vécu largement parce que le cours du mark s’effondrait. L’été 1922, je suis allé passer l’été en Allemagne, à Wurtzburg. Il y avait tout un groupe qui avait fait le même voyage sur le même bateau. Parmi eux, il y avait l’un de mes meilleurs amis, un ami dont le village natal était distant de dix kilomètres du mien. Il était musicien. Sa famille était très riche. Les autres le harcelaient. “Puisque tu peux payer, pourquoi laisses-tu Li à Paris faire un travail de domestique ? Il ne peut même pas apprendre le français.”
Moi, je ne voulais pas aller en Allemagne. Mais il a accepté de financer mes études à Wurztburg. Je suis parti de Paris en quittant mon poste de valet de chambre chez une dame rue de Berri. Je ne sais pas si vous avez connu mon vieil ami Haudricourt aux Hautes Études? Il me disait : “Oh ! Vous avec votre sale caractère !” J’ai un peu de ça. Je suis très timide et pas courageux du tout, mais je suis très obstiné. Quand j’ai commencé à vivre aux dépens de ce camarade, ça ne me plaisait pas du tout. Alors, j’ai abandonné. D’autres camarades étaient très généreux, ils me donnaient un billet d’une livre sterling puisque le mark s’effondrait. En 1924, on a réévalué le mark, tous les Coréens, même ceux qui avaient de la famille très fortunée ne pouvaient plus subvenir à leurs besoins.
Parmi eux, il y avait un camarade qui faisait des études pour devenir professeur à l’Université Yonhi à Séoul. Après 1945, il est effectivement devenu professeur à l’Université Yonsei à Séoul (Chong Sokhae?)
Mon camarade Han Suryong et celui qui est devenu professeur à Yonhi sont venus en France ( en 1925). Je les ai aidés à chercher un travail. Il a été valet de chambre chez une danseuse assez célèbre, Loïe Fuller (1869-1928) qui habitait du côté de Montmorency. Il était persuadé que c’était chez elle qu’il avait attrapé la tuberculose. C’est possible parce qu’il paraît que Loïe Fuller toussait. Il est arrivé à Paris en 1925, il est resté jusqu’en 1928, il a été hospitalisé.
Installation à Paris
En 1922, en revenant de Berlin, je suis entré comme garçon de service dans une clinique privée rue Boileau (16° arrondissement).
C’est grâce à cela que j’ai pu apprendre le français. Il y avait d’autres Coréens qui y travaillaient. L’un d’entre eux, Kim, était arrivé par le bateau suivant au mois de janvier 1921. Après j’ai appris qu’il avait été ministre de l’éducation nationale de Syngman Rhee. Il était entré avec un autre camarade, qui est mort malheureusement, comme garçon à cette clinique. Avant de partir en Allemagne, je visais un travail dans cette clinique. J’ai fini par l’obtenir et en revenant de Berlin, le soir même, le 22 décembre 1922, j’y suis entré. J’ai travaillé jusqu’en 1927. Nous étions trois ou quatre Coréens et nous travaillions à mi-temps. Ils nous appréciaient beaucoup. Cette clinique a produit au moins trois licenciés de l’Université.
(Mr Li a été licencié ès lettres (1934-35). Il préparait un certificat après l’autre : certificats de littérature, d’histoire de l’art, d’ancien français, d’histoire. En 1935-36, il a commencé à préparer une thèse sur Anatole France, et le XVIIIe siècle. Pour cela, il avait une carte de lecteur à la bibliothèque. Après il s’est dirigé vers la phonétique, puis vers la linguistique. Il a suivi pendant dix ans les cours de M. Guillaume à l’école pratique des Hautes Études. Il connaissait bien M. Fouché, directeur de l’Institut de Phonétique de Paris. En 1942, il fit la connaissance de M. Haudricourt et de M. Martinet. On l’a encouragé à écrire une grammaire coréenne.)
C’est comme cela que j’ai pu commencer à aller à l’Alliance Française et étudier. En 1926, mon camarade Han Suryong n’était plus en état de travailler. Grâce aux soins de l’hôpital, il vivotait, mais il lui fallait un travail pour pouvoir vivre. Que faire? J’ai quitté la clinique. En travaillant à la demi-journée, je gagnais 100F par mois, nourri logé et blanchi et 15F pour la boisson, c’était la tradition. Avec 115F, je n’avais pas la possibilité de l’aider. Alors, j’ai décidé de quitter la clinique et cette situation providentielle pour moi. J’avais à peine commencé mes études à la Sorbonne. J’ai cherché un travail.
J’ai été valet de chambre de Marcel L’Herbier, le cinéaste qui est mort l’année dernière ou il y deux ans. J’avais lu une annonce dans le Figaro. J’étais payé 600F, avec cela je pouvais aider mon camarade. Évidemment lui aussi savait qu’il dépendait de moi et il a décidé de retourner au pays. Il est parti le mois de décembre 1928. Il n’a pas vécu longtemps, il a dû mourir en 1936 de la tuberculose. Un jour de 1930, j’ai reçu une lettre tragique. Il avait contaminé sa femme et sa femme était morte. il était désespéré.
J’ai demandé à mon camarade Han Suryong de voir après son retour ce que devenaient mes frères et sœurs qui ne sont que mes demi-frères et demi-sœurs (Une grosse enveloppe contient les lettres envoyées par H.S).
enregistré le 23 mars 1983
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