Née le 18 août 1966, elle est sans doute l’actrice coréenne la plus connue à l’étranger grâce à son rôle dans La Mère porteuse qui lui permit d’obtenir le prix de la meilleure actrice au Festival de Venise en 1987. Enfant-star de la télévision, personne n’aurait pensé il y a vingt ans qu’elle serait encore aujourd’hui sur le devant de l’affiche. Exigeante dans ses choix, elle a poursuivi sa collaboration avec Im Kwônt’aek tout en restant ouverte aux jeunes réalisateurs indépendants, soutenant Chang Sôn’u au début des années 90 et récemment Im Sangsu. Elle ne doit ce parcours intelligent qu’à elle-même : cultivant son indépendance, elle n’a pas d’agent et elle choisit elle-même ses rôles avec beaucoup de soin (une trentaine de films, c’est peu pour une actrice coréenne).
A chacune de ses apparitions, elle invente une chorégraphie complexe. Son corps glisse, se tord comme un petit ressort. Elle aurait pu être une excellente actrice de burlesque dans la tradition de Buster Keaton. Mais, parfois, cette torsion évoque aussi la douleur ou le combat. Kang Suyôn semble se débattre perpétuellement contre l’espace qui l’entoure. Elle participe à un cinéma « engagé », non pas dans le sens politique du terme (qu’elle évitera ici) mais dans sa façon de se jeter complètement dans la scène. Elle invente ainsi un style moderne qui tranche avec des actrices plus effacées, au jeu plus discret qui correspond peut-être mieux à l’idéal féminin traditionnel. Kang Suyôn a inspire, plus ou moins consciemment, le jeunes actrices qui se reconnaissent dans ce corps pas encore libéré, mais qui n’hésite pas à se mettre en avant (Chôn Chihyôn dans Yupki Girl). Souffrant peut-être de cette nouvelle concurrence, l’aura de Kang Suyôn semble sur le déclin depuis cet entretien. Elle vit actuellement une période de transition à la télévision. Par son dynamisme et son intelligence, elle a encore beaucoup à apporter à de jeunes cinéastes qui devraient se tourner vers elle pour tirer en plus partie de sa nouvelle maturité.
Tan’gun : Comment avez-vous débuté au cinéma ?
Kang : J’ai commencé le métier d’actrice très jeune, à l’âge de quatre ans. J’ai dû dire mes premiers mots devant une caméra ! En vérité, je n’ai pas vraiment choisi ce métier, j’ai été remarquée dans la rue par hasard.
Tan’gun : Parlons de La Mère porteuse qui vous a fait connaître à l’étranger. Pourquoi avez-vous accepté ce personnage ?
Kang : Le film se déroule à une époque que je n’ai pas vécue. Cependant la préférence envers la naissance des garçons perdure encore en Corée actuellement comme une religion. Le propos était donc très actuel et c’est un sentiment que je partage. Dès le départ, Im Kwônt’aek avait décidé de supprimer le style du film d’époque avec tous les stéréotypes que peuvent avoir les acteurs qui jouent dans les films en costumes d’époque. Nous avons voulu moderniser le jeu des acteurs tout en respectant le contexte. Le tournage a été très difficile, nous avions un budget très bas. Je me souviens d’une scène où je suis enfermée, où je cours autour d’une toute petite pièce et où je dois m’étirer, exprimer l’enfermement. J’avais discuté avec Im Kwônt’aek de la façon d’exprimer ce sentiment. Nous n’en avions pas une idée précise, alors j’ai dit : « je vais courir ! ». Ça a donné une scène étonnante. Je crois que le métier d’actrice ne consiste pas uniquement à exprimer un dialogue, il y a aussi le regard et la gestuelle qui sont très importants.
Tan’gun : A la sortie a-t-on tout de suite aperçu l’aspect féministe de La Mère porteuse ?
Kang : C’est un aspect du film que les étrangers ont remarqué dans les festivals comme Venise. Mais la position des femmes est davantage inférieure en Corée qu’en Europe. En Corée, on a vu ce film comme un film en costume traditionnel qui parle d’une époque passée. C’est pour cela qu’il est bon que les films voyagent.
Tan’gun : A l’époque de ce film se développait un cinéma clandestin dans les collectifs universitaires. Saviez-vous que ce cinéma existait ?
Kang : Oui, j’étais au courant. C’était l’époque du gouvernement militaire. Le cinéma a été très censuré, ainsi que les médias et la littérature. Les jeunes cinéastes ont commencé à organiser une sorte de résistance. Même si je travaillais dans l’industrie du cinéma, je connaissais leurs films et je les soutenais. Je crois que si la situation d’aujourd’hui a été possible, c’est aussi grâce à eux et à leur travail pour changer le système. De l’extérieur on peut avoir l’impression d’un groupe qui a éclaté en plusieurs individualités, ils ont changé avec l’époque, mais leur manière de travailler est restée la même. Ce genre de mouvement existe encore de nos jours d’une autre façon, Fantasmes de Chang Sôn’u fait partie d’une sorte de manifeste pour résister au système coréen. On ne dénonce toujours pas les mensonges en Corée. Il aurait été impossible de réaliser Fantasmes dans les années 80. C’est aussi quelque chose qui est en train de changer. J’ai travaillé dans plusieurs genres de films, avec des cinéastes comme Chang Sôn’u aussi bien qu’avec Im Kwônt’aek. Je ne favorise pas un genre de cinéma plutôt qu’un autre et je n’ai jamais choisi un rôle pour des raisons politiques. Un film comme Le Chemin de l’hippodrome parle de l’évolution sociale dans les années 80, on peut aussi bien y voir une comédie ou un thriller. Les spectateurs ont aussi leur interprétation, par leur regard, ils font autant le film que les auteurs. Même si à chaque fois que je choisis un personnage, c’est toujours plus ou moins une activité politique. Mais je me sens responsable de l’image que je peux incarner à la fois en tant qu’actrice et aussi en tant que personnage public. C’est-à-dire que gérer l’image que je peux donner à travers ma vie privée fait aussi partie de mon métier d’actrice.
Tan’gun : En Corée, il apparaît chaque année des « stars » qui disparaissent aussitôt, dans ce contexte, comment faites-vous pour durer ?
Kang : La Corée est un petit pays, le marché est donc restreint. Les spectateurs représentent une catégorie d’âge très spécifique. Ils ont environ de 20 à 35 ans. Or, 90% de nos films sont faits pour des gens âgés de 10 à 12 ans. Il faut aussi dire que nos films ne sont pas si diversifiés et nous produisons relativement peu de films. Il est donc extrêmement simple de devenir connu en un jour et de disparaître le lendemain. On ne s’imagine pas à l’étranger à quel point c’est difficile de ne pas lasser et de rester sur la marché coréen. Il faudrait élargir cette catégorie de spectateurs et multiplier les genres. En ce qui me concerne, je n’ai pas de recette spéciale pour durer. J’essaye de jouer chaque rôle le mieux possible. J’essaye aussi de participer à la réalisation du film pour que chaque film soit une œuvre de qualité.
Tan’gun : Le cinéma coréen parle beaucoup des femmes et souvent ds femmes qui souffrent, le viol a souvent été mis en scène au point de devenir un motif obsessionnel, comment expliquez-vous cela ?
Kang : C’est dû à notre amour du mélodrame. Les femmes ont dû endurer tant de choses dans notre histoire qu’elles font un très bon sujet dramatique. Au cinéma, c’est vrai, on a même tendance à accentuer cet aspect de la vie dramatique des femmes. Comme dans tous les cinémas, on veut aussi exploiter la nudité des actrices à des fins commerciales. Mais, parfois, le traitement des femmes dans notre cinéma a été mal compris à l’étranger. On a beaucoup parlé des scènes de viol. Par exemple, dans Plus haut encore plus haut je suis violée, puis j’épouse l’auteur du crime. Il faut comprendre qu’il s’agit d’un film bouddhiste qu’il faut interpréter de manière religieuse. Il défend le bouddhisme du Petit Véhicule. Le personnage exprime le sacrifice de soi à travers son corps. Mon personnage se sacrifie physiquement pour sauver les autres. A travers sa vie et à travers les relations qu’il va vivre par hasard, il arrive à une compréhension du bouddhisme. Dans le film, on voit des moines qui prient et qui ont l’air très innocent. En comparaison, Sunnyô a peut-être l’air sordide, mais dans sa vie elle surmonte cette étape pour une étape plus haute.
Tan’gun : Comment a évolué la condition des femmes depuis vos débuts ?
Kang : Je crois que les Coréens restent très conservateurs vis-à-vis des femmes, surtout pour les actrices car nous sommes des personnages publics dont on connaît la vie. Mais les jeunes générations changent d’attitude et de mentalité. En Corée, une femme n’est reconnue socialement et familialement qu’à partir du mariage. Et moi, je vis aussi cette réalité. Je suis dans la même situation que toutes les jeunes femmes qui travaillent dans cette société. Nous sommes dans une période transitoire. Comme ces femmes, je ne pourrais changer les choses qu’en travaillant le mieux possible.
Propos recueillis à Paris, en octobre 2000
Par Adrien Gombeaud pour Revue Tangun
留言