Chihwasôn (Ivre de Femmes et de peinture), d’Im Kwônt’aek
Le film Chihwasôn a reçu le prix de la mise en scène du festival de Cannes en 2002. S’il raconte l’histoire d’un peintre, Chang Sûng’ôp, qui a réellement vécu en Corée dans la deuxième moitié du XIXème siècle, il raconte aussi beaucoup Im Kwônt’aek, son réalisateur, dont le talent fait écho à celui de son modèle.
Chang Sûng’ôp, un peintre
Le 98ème filme du maître coréen Im Kwônt’aek (Im Kwon-taek) nous invite à nouveau à un voyage dans le temps. Si Le Chant de la fidèle Chunhyang (2000) était l’adaptation – ce n’était d’ailleurs pas la première – d’une fiction coréenne du XVIIIème siècle, Chihwasôn se veut biographie d’un célèbre peintre de l’époque Chosôn (1392-1910) nommé Chang Sûng’ôp (1843-1897), alias Owôn, magnifiquement interprété par Ch’oe Minshik.
Une biographie cependant hautement romancée, car il n’existe aujourd’hui que très peu de documents concernant cet artiste de grand talent mais diversement apprécié par les historiens d’art. Le nom de plume qu’il s’est lui-même donné, Owôn, emprunte un idéogramme prononcé « wôn » à la coréenne, comme l’avaient fait avant lui deux autres peintres, à savoir Tanwôn, (Kim Hongdo, 1745- ?) et Hyewôn (Shin Yunbok, 1758-?), précédé du sinogramme « o » signifiant « moi ». Mais contrairement aux deux autres, Chang Sûng’ôp n’est pas unanimement considéré comme un peintre représentatif de Chosôn. Alors que certains voient en lui le premier peintre coréen moderne, d’autres, plus nombreux, lui reprochent le plus souvent d’avoir imité l’art pictural chinois ou, encore, d’avoir « manqué du parfum des lettres » (An Hûijin, p.317).
Mais d’abord, comment caractériser la peinture coréenne à son époque ? En fait, l’âge d’or de la peinture coréenne fut le XVIIIème siècle où un peintre comme Chông Sôn (1676-1759) développa un genre nouveau, chin’gyông sansu, littéralement Montagne et eau du vrai paysage, se démarquant des œuvres chinoises par sa tendance réaliste, et où Kim Hongdo et Shin Yunbok, déjà cités, réalisèrent un grand nombre de peintures de mœurs qui sont encore aujourd’hui l’objet d’une admiration quasi unanime. En revanche, au XIXème siècle, la peinture est dominée par ce qu’on appelle mun’inhwa, la peinture des lettrés, dans la lignée de l’École du Sud selon la dénomination héritée du peintre chinois Dong Quichang (1555-1636) : celui-ci « formula la théorie des Écoles du Nord et du Sud dans le but exprès de démontrer la supériorité de la traduction lettrée sur toute les autres. C’est essentiellement à travers la peinture de paysage, soutenait-il, que le gentilhomme lettré peut exprimer sa compréhension des manifestations de la loi morale dans la nature, et par là même sa propre valeur morale.
Le wen-jen [1] était bien le seul type d’homme capable d’atteindre cet idéal car lui seul échappait aussi bien à la surveillance de l’Académie qu’à la nécessité de gagner sa vie ; de plus, étant un lettré, sa grande connaissance de la poésie et des Classiques lui procurait une compréhension des choses alliée à une noblesse de goût épicurienne que jamais les catégories inférieures de peintres professionnels n’auraient pu espérer acquérir. Dans son jeu spontané de l’encre et du pinceau, dans sa liberté de choisir, omettre ou suggérer, le wen-jen disposait d’un langage capable de véhiculer les concepts les plus élevés et les plus subtils. » (Michaël Sullivan, p.356)
Pour ces lettrés fidèles aux règles confucéennes, la peinture fait partie intégrante de l’accomplissement de soi, au même titre que la poésie, la calligraphie et parfois la musique. Le critique d’art coréen Cho Yongjin les compare aux alpinistes équipés d’un même matériel qui progressent vers un sommet inaccessible : « Ce qui compte dans ce cas-là ; ce n’est pas de savoir qui a découvert quoi et comment il l’a exprimé, mais qui est allé le plus loin. » (p.192) Paradoxalement, la peinture n’en est pas moins un objet de mépris parmi ces peintres non professionnels qui la considèrent comme un travail d’artisan.
Lorsqu’un peintre talentueux n’est pas un noble, il peut se faire intégrer à l’Office royal de peinture pour se consacrer à la peinture officielle et bénéficier d’une relative ascension sociale. La première originalité de Chang Sûng’ôp est de n’appartenir à aucune de ces deux catégories de peintres. Recueilli par un aristocrate alors qu’il est un enfant de la rue, il se frotte à la haute société sans chercher pour autant à imiter les peintres lettrés. Plus tard, lorsque sa notoriété lui vaudra d’être appelé à la Cour pour y peindre, il finira par s’en échapper.
En fait, il convient de nuancer les jugements qu’on peut porter sur cet artiste et c’est ce que fait par exemple le critique coréen Yi T’aeho : « Au passage de la peinture du XIXème siècle à celle des temps modernes se situe Chang Sûng’ôp. S’il s’est confiné dans les sujets vieillots, parfois éloignés de la réalité et de l’esprit de son époque, il a fait preuve d’un étonnant talent d’expression et d’une grande capacité dans la description » (p. 36-37). La complexité de l’œuvre résulte au premier chef de celle du personnage lui-même. D’origine roturière, il souffre d’un complexe d’infériorité ; il récuse les codes sociaux qui s’imposent même à l’art, mais il n’échappe pas au poids du regard et du jugement de ses contemporains. Par ailleurs, les témoignages s’accordent sur son caractère excentrique et rebelle : obligé à vivre au Palais du fait de son intégration à l’Office, il refuse d’exécuter la commande royale, se disant incapable de peindre sans être soutenu par le vin et une présence féminine. Une anecdote raconte aussi qu’il fit aménager dans sa demeure une porte d’entrée très basse afin que les nobles qui venaient solliciter une œuvre fussent obligés de se courber.
Le film d’Im Kwônt’aek met en scène la complexité psychologique et l’esprit contestataire du maître. C’est ainsi qu’une séquence aborde une pratique de la peinture orientale dont l’origine remonte aux Song du Sud (1127-1279) et qui est de calligraphier un poème dans l’espace laissé vide dans le tableau, afin de « métamorphoser la peinture en un art en quelque sorte plus complet, où se combinent qualité plastique de l’image et qualité musicale des vers, c’est-à-dire, plus en profondeur, dimension spatiale et dimension temporelle » (F. Cheng, p.25). Chang Sûng’ôp apprend à peindre en copiant les peintures chinoises qu’il regarde en cachette chez un collectionneur qui le prend sous son aile, mais il n’écrit jamais de poème sur ses œuvres comme il était d’usage chez les peintres lettrés. Le plus souvent, il ne signe même pas. Les vers qui figurent sur quelques-unes de ses œuvres qu’on peut admirer aujourd’hui ont été ajoutés ultérieurement par une autre personne. Vu qu’il savait lire et écrire, il semble que c’était plutôt par choix de sa part, même s’il est possible de faire l’hypothèse que ce comportement puisait son origine dans la peur de ne pas être à la hauteur, d’être ridiculisé. Le film le montre perturbé par cette question : le noble qui l’avait recueilli enfant, Kim Pyôngmun – interprété par An Sônggi -, s’efforce de le consoler de l’humiliation infligée par un aristocrate qui a fait l’éloge du talent de lettré du grand maître Kim Chônghûi (1786-1856) (« Comment un peinte ignorant créerait-il des chefs d’œuvre par la seule technique ? La peinture est l’expression de la connaissance »). Après l’avoir quitté, Owôn s’enivre et maugrée dans les vapeurs de l’alcool : « Seuls les barbouilleurs rajoutent des poèmes et essaient de tromper le monde avec leur prétendue philosophie. Des Jean-foutre ! »
Contemporain de Vincent Van Gogh dont le rapprochent une tendance à la marginalité, une certaine folie créative, où l’abus des boissons fortes a parfois sa part, et une insatisfaction permanente devant l’œuvre accomplie, il pourrait être considéré comme le premier peintre moderne, ne serait-ce que parce que ni dilettante ni exécuteur de commandes officielles, il se vouait entièrement à son art qu’il n’a cessé de vouloir pousser vers la perfection en se remettant perpétuellement en question. Moderne en ce que, condamné à vivre de son pinceau, il ne pouvait probablement pas se permettre de faire une impasse totale sur les goûts de ses contemporains.
Approche autobiographique
Comme il a été dit ci-dessus, il existe peu de documents sur lui (les principaux documents consultés par Im Kwônt’aek et son co-scénariste Kim Yong’ok, grand spécialiste de la philosophie orientale, sont Ilsayugi de Chang Chiyôn, Kûnyôksôhwajing d’O Sech’ang et Kunwônsup-il de Kim Yongjun). Le metteur en scène prend le parti d’enchaîner une série de séquences courtes qui sont autant d’épisodes, réels ou tout imaginaires, illustrant les quelques éléments biographiques dont il disposait tels que le caractère rebelle, l’amour pour le vin et les femmes, le goût de l’errance. Im Kwônt’aek a déclaré à plusieurs reprises lors d’interviews qu’il s’était simplement efforcé d’imaginer toutes les situations que pouvait rencontrer un peintre dans sa vie. Un peintre ou peut-être plutôt un artiste. En effet, en voyant le film, on ne peut s’empêcher de se demander s’il n’a pas projeté sur la vie d’Owôn sa propre quête artistique et son intime rapport au monde.
Tout comme son héros toujours à la recherche d’une expression plastique autre que celle qu’il vient de concrétiser (« Tu es à un point culminant de ta carrière, pourquoi t’acharner à faire encore mieux ? », l’interroge un personnage), le maître du septième art dit n’être jamais satisfait de ses œuvres [2] et sans doute souscrit-il à la célèbre citation d’Hokusai Katsushika [3] . D’après lui, si sa première œuvre date de 1962, Les Mauvaises Herbes (1973) est le premier film qu’il ait réalisé avec une prise de conscience et tant que réalisateur et ses films ne deviennent « présentables » qu’à partir de Mandala (1981). Depuis une vingtaine d’années au moins, chaque nouveau film est pour lui une nouvelle expérience esthétique, mais en même temps, tout comme Owôn, il ne néglige pas les aspirations de ses contemporains.
Cette similitude entre les deux artistes est d’autant plus significative qu’à un siècle d’intervalle, ils ont vécu des périodes pour le moins difficiles de l’histoire coréenne. Im Kwônt’aek est sans doute celui qui a été le plus directement marqué par l’histoire du pays et ce dès sa petite enfance, car né en 1936 dans la Corée occupée par les Japonais, il en a subi les conséquences concrètes telles que l’interdiction du coréen à l’école. Après la Libération, sa vie est un véritable parcours du combattant, sa famille étant soupçonnée de tendances gauchistes. Il commence sa carrière de metteur en scène en pleine dictature militaire : « A une époque où il n’y avait pas encore la télévision, le cinéma était un des divertissements favoris des Coréens privé par ailleurs des plaisirs de la vie. (…) Jusqu’en 1972, j’ai réalisé 50 films. Les producteurs me classaient dans la catégorie des réalisateurs de cinéma commercial et je partageais ce point de vue. » (Sato Tatao, p.53) Dans les années 70, il réussit à tourner la page en se lançant dans de nouvelles réalisations, plus expérimentales ; c’est paradoxalement le président Park Chung-hee (Pak Chônghûi) qui lui en donnera l’occasion en instaurant un système qui attribue le droit d’importer les films étrangers à succès aux compagnies coréennes qui produisent de « bons films » – la qualité étant appréciée par un comité gouvernemental. Im Kwônt’aek va s’en trouver libéré de l’obligation de réaliser des succès commerciaux, même si la censure réduit sa marge de manœuvre.
De son côté, Owôn se trouve aussi au cœur d’un de ces maelströms qui ont bouleversé l’histoire coréenne moderne. Il vit en effet une époque où Chosôn, le Royaume ermite, est contraint de s’ouvrir aux influences étrangères commerciales, militaires et impérialistes. Ces circonstances constituent la toile de fond du film, même si elles n’en sont pas le sujet essentiel. Le réalisateur suggère la plupart du temps plus qu’il ne montre le caractère dramatique et chaotique de l’époque – grâce par exemple au développement à basse température des pellicules, qui ajoute aux couleurs une tonalité sombre, explique le chef opérateur Chông Ilsông -, et évoque les grands courants idéologiques, religieux ou politiques qui ont secoué le pays à travers la persécution des catholiques, les réunions des réformistes, la révolte des paysans, etc. Le peintre disparaît en 1897. En 1904, le pays est occupé militairement par le Japon qui en déloge les Russes et qui l’annexe officiellement en 1910.
Selon Im Kwônt’aek, ce contexte historique n’est pourtant pas indispensable à la compréhension de la vie de Chang Sûng’ôp, objet de son œuvre. Si le peintre semble garder une certaine distance vis-à-vis des événements politiques qui bouleversent la Corée, il est malgré tout permis de décrypter dans certaines scènes les réflexions du cinéaste sur le rôle d’un artiste dans la société. A Kim Pyônmun qui reproche un jour à son protégé de se cantonner dans l’imaginaire au lieu de décrire le monde tel qu’il est : « Ne peux-tu peindre dans toute sa dureté la vie si douloureuse sur cette terre ? » l’artiste répond : « Les gens n’ont rien pour les réconforter. Si en peignant le fantastique je peux les consoler, je suis profondément fidèle à ma vocation. » On peut penser que l’auteur du film accentue ou même imagine l’élan patriotique de son personnage quand il lui fait dire : « Je devrais peindre pour un étranger qui nous envahit ? », lorsqu’il refuse d’obéir à l’ordre royal lui enjoignant de peindre en l’honneur du général chinois Yuan Shikai qui, à la tête de cinq mille soldats, occupe Séoul. Pour Im Kwônt’aek, la valeur esthétique d’une œuvre d’art est étroitement conditionnée par son environnement éthique. Sous ses apparences de débauché, l’artiste reste pur dans ses sentiments et ses principes et ne peut se résoudre à avilir sa création en acceptant les compromissions. Dans une autre scène, on demande à Owôn de confirmer l’authenticité d’une de ses œuvres ; il répond que c’est un faux tout en sachant qu’il n’en est rien. Plus tard à un ami qui l’interroge sur la raison de ce mensonge, il réplique : « Je l’ai donné à un ami pour l’anniversaire de son père. Mais il l’a utilisé comme pot-de-vin. Du coup c’est devenu un faux. » L’œuvre n’existe que portée par l’intention morale qui l’a vue naître. Désacralisée par la bassesse humaine, elle perd de son authenticité.
Le film apparaît donc comme le regard d’un artiste sur la personnalité, la vie et la création d’un autre artiste, les trois éléments étant bien sûr en forte interaction. A travers les épisodes réels ou fictifs de la biographie d’Owôn, Im Kwônt’aek tisse, entre la vie du peintre, l’acte de peindre, les œuvres peintes, les paysages et les événements historiques, une trame à la fois subtile et dense qui fait toute la richesse du film. C’est ainsi qu’il réussit, à partir du peu d’éléments biographiques dont il dispose, une œuvre de 1h57mn qui possède une véritable cohérence thématique et esthétique. Chông Ilsông explique que le relatif manque de relief des éléments connus de la vie du peintre rendait difficile l’usage de la prise longue, une des techniques qu’il a le plus souvent utilisées dans les films d’Im Kwônt’aek, mais qui risquait en l’occurrence d’induire une certaine monotonie, et que la coupure en plans courts avait pour but d’apporter un rythme, une dynamique à une histoire peu dramatique en soi [4].
Cinéma et peinture
Une fois le scénario bouclé, tous les problèmes ne sont pas réglés pour autant, car prendre pour objet la peinture orientale peut présenter pour le réalisateur d’un film certaines difficultés techniques. Nous n’en citons que quelques-unes.
1) Dans la peinture orientale, on peint sur un papier posé sur le sol, ce qui rend parfois délicates la prise de vue ainsi que la continuité des plans.
2) La peinture orientale a un format plus haut que large, ou au contraire très allongé sur le plan horizontal comme dans le cas d’un paravent. Le cadre cinématographique correspond plus aux dimensions d’un tableau occidental qu’à celles d’une peinture orientale. Celle-ci n’est généralement pas faite pour être fixe sur un mur, mais, lorsqu’elle ne restait pas tout simplement roulée, fixée sur un élément de cloison étroit, au-dessus d’une porte ou encore sur un paravent. Cette particularité pose à la caméra un problème d’ordre spatial.
3) Le vide, « élément éminemment dynamique et agissant » (Cheng, p.45), occupe une place à part entière dans la peinture orientale et en particulier chez Owôn. Il ne suffit donc pas à la caméra de suivre le pinceau, elle doit montrer l’œuvre dans l’ensemble de ses composantes signifiantes.
4) Parfois, il s’agit d’une peinture qui « se lit » plus qu’elle ne se regarde. Dans les genres très codifiés de la peinture orientale, le rôle des lettres est primordial. C’est ainsi qu’il existe des œuvres picturales qui sont en même temps autant de calligraphies. Par ailleurs, la signification de certaines peintures ne peut être comprise qu’à travers la connaissance des lettres, puisqu’elle relève d’un jeu complexe entre les noms des objets dessinés. Enfin, comme il était d’usage sous les Song du Nord (960-1127), il est fréquent que l’on peigne à partir de ce qu’on appelle hwaje, « sujet de la peinture », en l’occurrence des vers.
Pour apprivoiser cet objet si spécifique qu’est la peinture, Im Kwônt’aek et Chông Ilsông font appel à des techniques inhabituelles. Le critique de cinéma Chông Sông’il nous fait partager quelques observations extrêmement intéressantes sur ces méthodes. La scène où Chang Sûng’ôp peint un paravent de pruniers pour la kisaeng Chinhong avant de la quitter semble s’être présentée comme une équation techniquement compliquée : le plan d’ensemble comprend un nombre important d’éléments à recadrer par la suite dans des plans particuliers tels que le personnage qui peint, Chinhong, le papier très large posé à terre, les badauds derrière le mur, etc. Qui plus est, l’acteur Ch’oe Minshik est doublé par un vrai peintre qui peint en temps réel et dont il est difficile d’interrompre le travail vue la technique du trait continu qui caractérise cette peinture. Pour surmonter cet obstacle et assurer la logique de la suite de prise courte, le duo Im-Chông tire parti du fait que le dessin peut très bien être filmé à l’envers sans que le spectateur s’en aperçoive ! En fait, Ch’oe Minshik-Owôn et le véritable peintre sont face à face de part et d’autre de la feuille de papier et le caméra se place de manière à filmer tour à tour l’acteur et la main du peintre, mais le public n’aperçoit qu’un seul personnage.
Jusqu’à présent, les plans fixes plus ou moins longs étaient une des signatures du tandem Im-Chông – rappelons cette célèbre scène dans La Chanteuse de pansori (1993) où trois personnages s’avancent vers la caméra en chantant et en dansant sur un chemin campagnard. Dans Chihwaseon, de tels plans longs n’existent pas. Pour résoudre les problèmes spécifiques que pose la peinture orientale en matière de prise de vues, ils optent cette fois-ci pour les gros plans sans utilisation de l’objectif large. Cette technique permet de suivre les traits du pinceau, élément essentiel de la peinture orientale, et de détailler les trois niveaux de point de vue qui constituent une autre caractéristique courte de cette peinture : contrairement à l’œuvre occidentale qui est le fruit d’un point de vue, celle-ci met en scène trois niveaux de perspective différents, à savoir le niveau supérieur, celui du regard et le niveau inférieur. Le travelling joue également un rôle important pour rendre possible la « lecture » d’un paravent, par exemple. Il faut noter aussi une trouvaille remarquable du film qui est la création de cadres dans le cadre : une porte est par exemple utilisée de façon à familiariser le spectateur avec le cadrage vertical de la peinture orientale. Une scène filmée devient ainsi à son tour une peinture.
Il en va de même pour le paysage. Si on le voit participer à l’exécution d’une œuvre collective en l’honneur de la promotion d’un gouverneur – l’explication de la symbolique complexe de cette peinture est donnée oralement par un personnage alors que l’image montre l’œuvre en cours de réalisation -, Owôn n’était pas un peintre qui puisait son inspiration dans la poésie. C’est donc au paysage que le réalisateur attribue ce rôle de muse ; or on sait que Im Kwônt’aek est un maître du genre. Comme pour compenser la faiblesse relative du nombre de vues d’ensemble sur les peintures par rapport aux gros plans sur les détails, le film fait alterner les vues d’œuvres picturales et de superbes paysages. A cette occasion, le cinéaste n’hésite pas à faire des plans aussi somptueux qu’audacieux comme par exemple cette scène où Owôn prend la route en vagabond et où il apparaît minuscule, sur une immense étendue de paysage aride et gris. Le fait que le tournage ait été étalé sur une année entière afin de bénéficier des quatre saisons prouve l’importance de la nature dans le film.
Ce en sont là que quelques exemples des techniques particulières qu’Im Kwônt’aek a sollicitées pour pouvoir filmer la peinture orientale, mais bien d’autres encore donne sa force originale à cette œuvre. Tout comme un artiste en inspire un autre, un art en a ici stimulé un autre. Le film Chihwaseon illustre à merveille la phrase d’André Bazin (p.191) : « Le cinéma ne vient pas « servir » ou trahir la peinture mais lui ajouter une manière d’être. Le film de peinture est une symbiose esthétique entre l’écran et le tableau comme le lichen entre l’algue et le champignon. »
Jeong Eun-Jin
Références
An Huijun, Histoire de la peinture coréenne, Séoul, Iljisa, 1980 Bazin André, Peinture et cinéma, Qu’est-ce que le cinéma ?, Les éditions du Cerf, 1958, 1997 Cheng François, Vide et plein, Paris, Le Seuil, coll. Essais, 1991 Cho Yongjin, Lire la peinture orientale, Séoul, Chinmundang, 1989 Sato Tadao, Le cinéma coréen et Im Kwon-taek (2000), traduit du japonais en coréen par Ko Chaeûn, Séoul, Han’gukhaksuljônbo, 2000 Sullivan Michaël, Introduction à l’art chinois (1961), traduit de l’anglais par Catherine Kaan et Olivier Lépine, Paris, Le Livre de poche, 1968 Vandier-Nicolas Nicole, Peinture chinoise et tradition lettrée, Paris, Le Seuil, 1983 Yi T’aeho, L’Esprit réaliste de la peinture à la fin de Chosôn, Séoul, Hakkajae, 1996
Chihwaseon, Ivre de femmes et de peinture Titre anglais : Chihwaseon, Strokes of fire Réalisation : Im Kwon-taek Scénario : Im Kwon-taek et Kim Yong’ok Image : Chong Ilsông Montage : Pak Sundôk Musique : Kim Yôngdong Interpétation : Ch’oe Minshik, Yu Hojông, An Sônggi, Kim Yujin 117 mn, couleurs, 2002
1. « Homme de Lettres » en chinois (N.d.E.)
2. La plupart des propos d’Im Kwônt’aek rapportés ici ont été recueillis par nous pendant et après le Festival de Cannes en mai 2002.
3. « Dès l’âge de cinq ans, j’ai eu le goût d’esquisser la forme des choses. A partir de 50 ans environ, j’ai produit nombre de dessins, mais rien de ce que j’ai fait avant soixante-dix ans n’est d’une grande tonalité. A l’âge de soixante-douze ans, j’ai fini par appréhender quelque chose de la véritable qualité des oiseaux, des animaux, des insectes, des poissons et de la nature des herbes et des arbres. Donc, à quatre-vingts ans, j’aurai fait quelques progrès, à quatre-vingt-dix ans, j’aurai pénétré un peu plus profondément le sens des choses, à cent ans je serai devenu vraiment merveilleux, et à cent dix ans, chaque point, chaque ligne possédera sûrement une vie en soi. »
4. Entretien avec Chông Sông’il dans la revue Cine21, n°331, décembre 2001, qui publie par ailleurs des notes d’une grande richesse, prise par le journaliste qui a assisté à une partie du tournage.
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