Ce n’est plus un secret, c’est même un phénomène de librairie : le polar sud-coréen a trouvé son lectorat. Le polar noir en particulier, qui occupe par ailleurs une place de plus en plus grande sur les écrans.
C’est d’ailleurs la première caractéristique du phénomène, cette sorte de remariage entre l’écrit et l’image. Le cinéma a en effet très longtemps entretenu des relations très étroites avec la littérature, jusqu’à la Nouvelle Vague. Une part importante de la production s’appuyait sur des textes, même si c’était parfois de façon purement cosmétique (publicitaire). Puis les metteurs en scène se sont changés en scénaristes. Or, avec le roman noir et le film noir, les deux se rapprochent à nouveau, apportant chacun leur logique, mariant leurs rythmes narratifs, et partageant leurs ambiances. En premier lieu, les ruptures narratives.
Car, deuxième caractéristique, le « noir » n’est pas totalement nouveau, même si le polar, dans cette ampleur, est moderne. Si l’idée du policier est apparue pendant la colonisation avec les traductions, si Kim Naesông peut être à juste titre comme l’initiateur du genre (마인, Le Diabolique, 1939), les grands représentants du polar, comme Kim Sônjong (최후의증인, Le dernier Témoin, 1979), restent tributaires à la fois du primat de l’enquête sur l’ambiance et des pesanteurs politiques (divisions, dictatures). Ce roman-là n’est pas très différent dans sa tonalité de l’ensemble de la littérature sud-coréenne, grave, grise, prise entre ses devoirs démonstratifs et pédagogiques et les censures. L’ambiance globale est au tragique. On ne s’évade guère par l’humour, un peu seulement par le fantastique.
Si les ingrédients ne sont pas toujours originaux, il est possible de voir là un effet collatéral du « post-moderne » à la sud-coréenne, c’est à dire non pas tellement la fin des ‘grands récits’ mais la contraction en un temps très bref d’éléments artistiques et techniques apparus ailleurs sur des périodes beaucoup plus longues.
Bien sûr, une part du polar reste tournée vers le passé, l’histoire, la mémoire (ce qui ne signifie pas nécessairement passéiste). Car la Corée du Sud, même si elle est devenue un pays à part entière et non plus seulement un demi pays, vit encore partiellement sur ses blessures et ses traumatismes, voire sur ses questions non résolues. Le Garde, le Poète et le Prisonnier, ou Eternel Empire, comme avant Le dernier Témoin.
L’identité, la recherche de l’identité est un des axes majeurs des polars, écrits ou filmés. Et peut-être la raison d’être des incontournables (à défaut d’être convaincants) films de zombies. Le succès de Koksông (Chant funèbre, The Strangers) de Na Hong-jin en 2016 en atteste. Les nombreuses références à la « mémoire » aussi. Memories of Murder…
Mais le polar est manifestement et surtout à nos yeux le genre de la Corée du Sud autonomisée, celle qui se fonde sur ses propres règles dans un débat avec la mondialisation (américanisation). Celle qui n’est plus (seulement) obsédée par la division. Et donc d’un public jeune, fils et filles de la Nouvelle Vague. Qui se pose ses nouvelles questions, sans se croire obligé de répéter ad libitum celles des générations précédentes (qui, incidemment, sont loin d’y avoir répondu). Qui ne sacralise plus la littérature, tout en restant fasciné par le moderne et ses produits, dont sont imbibés les textes qu’il lit encore : internet, digital, réseau sociaux, K-pop, cinéma hallyu, etc.
Une seconde explication tient en fait à ce qu’on nomme toujours trop vite mondialisation, c’est-à-dire avant tout l’américanisation, d’autant plus prégnante que des troupes US stationnent depuis 1951, autrement dit de la mémoire pratiquement toute la population. Sans se laisser aller à la facilité de « l’influence », qui n’explique jamais le pourquoi des choses, la Corée du Sud a su se « servir » dans le réservoir des modes et genres occidentaux, d’autant plus aisément qu’elle y trouvait des réponses depuis très longtemps, lorsqu’au tournant du siècle dernier (celui d’avant), elle cherchait à échapper à son néo-confucianisme féodal réifié et congelé en faisant appel, ironie de l’histoire, au Japon déjà en débat avec l’Ouest. De ce point de vue, le monde angoissé, obscur, questionneur du polar noir ne pouvait que l’attirer.
Sur ces bases, la littérature coréenne a accouché d’une nouvelle génération (en gros, celle née dans les années 1980), plus sombre encore que les précédentes, d’abord parce que les causes anciennes (division, dictature) sont devenues moins claires. La démocratisation relative a posé des questions imprévues et la division ne peut plus servir d’explication à tout et au reste. Parmi les cinéastes (Bong Joon-ho) et les romanciers (Kim Un-su, Lee Jung-myung), émerge la figure de Ban Si-yeon. Il est certainement un de ceux qui poussent à l’extrême les traits du roman noir à la coréenne. Et noir il est bien. Comme un Kim Un-su (par exemple Les Planificateurs), il semble ne reculer devant rien. Sa vision noire du monde touche aux principes même du roman réaliste local. Le protagoniste de Parle-moi de ton crime, si tant est même qu’on puisse le repérer, est aussi noir et criminel que le monde qu’il prétend rectifier. Personne ne sort indemne de la course à l’horreur.
Le gosse de riche No Nam-young sort de prison après dix ans, bien décidé de continuer à tuer. Mais il est attendu par un justicier, qui s’avère très vite aussi peu net que lui. D’autant que tuer des tueurs est le moyen d’entrer dans une société de redresseurs de torts. Dont les méthodes sont ignobles. Et dont les actes ont des conséquences au moins aussi brutales. Sans parler de la bonne conscience de celui qui euthanasie. Et ainsi de suite, le fil se déroule, sans jamais mener à une véritable solution. Y en a-t-il une d’ailleurs ? Que faire quand chacun a une justification parfaite de ses actes ? Quand les actes des autres semblent tous criminels ? Quand tout acte semble mériter une rétribution violente ? Quand il n’y a plus que violence ?
Ban Si-yeon nous dit que la Corée du Sud, trente années après sa démocratisation, n’est pas en paix avec elle-même, et ce n’est pas seulement en raison du naufrage du Seweol. Elle ne sait pas encore pourquoi, mais avec Ban et le roman noir, elle ne peut plus échapper à la question.
Parle-moi de ton crime, titre original 무저갱 (Mujôgaeng), BAN Si-yeon (반시연), traduit par Patrick Maurus, éditions Matin Calme, 379 pages, 20,90€. Sortie le 5 novembre 2020.
Patrick Maurus
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