1 – Séoul/Paris : impasses et allers simples
Échange inégal : la Corée nous connaît mieux que nous ne la connaissons. On part ici d’une situation héritée, pleine d’explications banales, sans excuses d’être reconduite. En cette ère – autoproclamée intelligente – des savoirs hautement débités, cette posture de paresse fatiguée finira par avoir raison de nous.
L’examen attentif des autoroutes et embouteillages, chicanes et nids-de-poule, impasses et allers simples qui font la médiocre circulation du sens sur la voie Séoul-Paris tend plus souvent à situer au péage côté Seine que côté Han la responsabilité de ces carences – et certaine culpabilité récurrente.
Il est plus rare que les analystes osent découvrir à Séoul d’autres responsables à cette présence défaillante. Soyons plus clairs : l’image de la Corée projetée sur le monde émane encore de phares aussi puissants qu’éblouissants. Selon l’humeur, on les nommera « politique culturelle, propagande, communication ou publicité » nationales.
Publiques ou privées, il est des officines à Séoul qui jouent fort bien leur rôle de haut-parleurs. Il en est d’autres, privées ou publiques, qui s’en acquittent bien mal – honnêtement – et qui donnent de la culture coréenne une image surannée et folklorique, didactique et bravache – au pire : fausse et ridicule.
Vivace et vivante, la culture coréenne n’est pas infirme : il est de ces béquilles qui atrophient le muscle. En ces temps de mondialisation, il s’en faut d’une variété mal connue de la loi de Gresham pour que le mauvais aloi culturel chasse la bonne monnaie du sens ; pour que le néophyte français le mieux disposé n’ait en réalité d’autre choix qu’entre cliché français et cliché coréen…
Charybde français : le silence étourdissant dans l’image inaudible ou bien l’indifférence repue ou bien l’orientalisme ordinaire – l’autre assigné à ressemblance : Asie ou Chine ou Japon, au choix. Scylla [sud]-coréen : l’imaginaire national des bureaucrates, les recettes maigres du jdanovisme, l’auto-orientalisme ordinaire – l’assignation de soi à l’exceptionnel…
2 – Séoul/Images : eczéma, aura, schéma
Comme en témoignent, pour la période moderne, le bel ensemble des chansons populaires, nostalgiques et sentimentales d’après-guerre (Patti Kim), un fleuve-roman du petit peuple des années 1930 (le Ch’eonbyeon p’unggyeong de Pak T’aeweon) ou telle curieuse ode en han’gûl des années 1840 (cosmos et marchandises dans le Hanyangga ), Séoul – ville et urbanité – a su s’offrir joliment animée contre le monumental monarchique, la grandiloquence centrale – en bref, l’autorité capitale – fées ambiguës qui la surveillent depuis le berceau.
Et comme toute vraie ville qui se respecte tout en prospérant dans le gigantesque et le plastique affolants, elle ne se donne pas aisément. Ligne d’horizon eczémateuse – l’expression est de l’architecte Kim Swoo-Geun –, espaces où se dissolvent repères et repaires, paysages obtus ou illisibles, interstices et liaisons improbables, lignes de fuite hors d’atteinte… Aussi bien ne sera-t-il pas question ici de la vraie ville (où je n’habite pas), mais de ses images de capitale – de son image difficile de capitale difficile.
Parce qu’il s’agit d’une capitale justement, la ville réelle est souvent convoquée au lit de Procuste de l’image publique (de la sainte icône) pour dire (expliquer, rappeler, imposer, vendre) leur quotidien aux Séoulites ; les pouvoirs de la modernité aux « huit provinces » ; la Nation coréenne historique au monde entier. Outre la variété des procédés qui s’y collent, j’en espère forcément des simplifications, des malentendus, des tensions, des discordances, des conflits.
Depuis le début des années 1990 – célébrations du 600e anniversaire de sa fondation et instauration d’élections locales en Corée du Sud –, la municipalité de Séoul – à la différence de certaines officines évoquées plus haut – a pu offrir à ses « publics » une « mise en image » de la ville cohérente, intelligente et même doucement esthétique qui, d’expositions en sites Internet, mériterait bien mieux qu’une brève et abrupte conclusion : sur le plan international, l’échec semble patent.
Séoul n’a au mieux pas d’image (au sens magique, universel et librement évocateur d’une aura), au pire une sale image (désert des tanji et fringue bon marché). D’où l’intérêt que présente le projet de « restitution » de la rivière Ch’eonggye – actuellement enfouie sous deux couches d’autoroutes au cœur du centre-ville – censé lui fournir le capital d’attrait historico-paysager manquant. Un détour par le Web s’impose. On y lit la grammaire de base (aristocratique, lettrée et agreste) des utopies coréennes : modalité du « retour à » + quelconque silhouette de l’époque Choseon + fond naturel virginal (eau bleue et verts pins)…
Du logo officiel façon sansu – évacuation révélatrice de tout bâti urbain ! – aux (rares) cartes postales en passant par le réseau des hauts lieux et le microcosme des quartiers cher aux romanciers, on ne manque pas de ressources pour confronter un sujet énorme (l’identité d’une mégapole) au vague conceptuel qui entoure la notion d’image. Le corpus est terriblement ouvert. Je le limiterai donc aux sédimentations privées qu’ont laissées quinze années de travail sur Séoul, aux matériaux publics qui gisent çà et là dans mes dossiers.
Il faut de même se résoudre à faire un choix. Parmi les types d’images, je n’en retiendrai qu’un, évoqué à travers un seul exemple : le schéma spatial. Je veux parler de ces dispositifs mentaux qui découpent, organisent, partagent (en bref classent) l’espace divers de la ville pour l’ordonner en images simples qui forment cartes. Simplificateurs, les schémas ont un coût (ils peuvent dissimuler de l’information sous couvert d’en supprimer, obscurcir sous couvert d’éclairer). Simplificateurs, les schémas ont leurs bénéfices (ils peuvent éclairer pour la pensée et pour l’action, ce que propose le réel d’opaque, de confus et de routinier).
Qui dit choix dit regrets. J’aurais aimé me pencher – il y faudrait du temps – sur le schéma qui divise Séoul entre Kangnam et Kangbuk par bien plus profond que le Han : deux univers symboliques polarisés en carte mentale socio-imaginaire aussi vraie et aussi fausse, aussi signifiante et efficace ici (les Séoulites coréens) que mal reconnue et décrite là (les étrangers coréanistes) que peut l’être, à Paris, l’opposition Rive droite-Rive gauche. Que ne pourrait-on dire aussi de ces schémas thématiques (eaux et rivières, ceintures vertes, culture et patrimoine) qui disjoignent tant les faits qu’ils en oublient la polygénie mobile et intriquée qui fait la texture (et la fatigue) des lieux de Séoul. Gros menteurs, ils nous feraient presque croire au charme bucolique des berges du fleuve Han…
3 – Les schémas pittoresques : façade et profondeur
Rien de plus répandu, de plus universel que le binôme où s’opposent ville offerte et ville secrète, ville-spectacle et ville vécue, ville instantanée et ville appropriée. Séoul y ajoute ses effets propres d’avoir à s’afficher coréenne. Et voilà pourtant qu’à première vue, elle refuse son paysage ordinaire à l’injonction identitaire, se privant du même coup du capital d’exotisme qu’exigent désormais le tourisme planétaire (un décor pittoresque d’altérité ouvrant sur les arrière-salles climatisées du Même) et le label convoité des dites « villes mondiales ».
Les sites patrimoniaux assiégés et trop retapés du centre historique ni l’assommante mignardise d’Insa-dong n’y changent rien : l’idée normale de Séoul n’est pas évidemment coréenne. Elle s’offre dans le « non-style international » prêté au pragmatisme fonctionnel, dans un volapük moderno-moderniste rarement inspiré et jamais compatible avec les échelles et matériaux du répertoire architectural vernaculaire. Voilà qui est bien connu et bien entendu et bien fâcheux.
Pour les mieux informés ou les plus aventureux (cela revient souvent au même), à la façade décevante de ce véritable remède à l’amour qui constitue, pour ainsi dire, l’image première de Séoul s’articule cependant une profondeur où va heureusement pouvoir venir s’ancrer un exotisme second, retourné et contourné. Le décor grisâtre, confus, impersonnel et, avouons-le, plutôt brutal s’ouvre en catimini sur les coruscations secrètes et tendres de la « vraie séoulité [coréanité] cachée » : topos inusable. Mais visitable et scriptible à défaut d’être cadrable.
Ce dispositif peut être spatialisé à plusieurs échelles et pourrait donner lieu à plusieurs schémas-cartes possiblement discordants : les périphéries (ah ! les périphéries de Séoul chères à Rem Koolhaas !) contre le Centre historico-financier ; la pouillasserie intestinale de Kangbuk contre le champ opératoire de Kangnam ; P’imakkol (puant la fritte) contre Chongno (puant l’oxyde de carbone) ; les avenues engratte-cielisées contre l’amenit’i des cœurs d’îlot ; et même, l’œuf sensible du vrai maru contre la coquille des ap’at’eu qui l’accueillent. La capitale d’un pays respectant la « face » ne s’inspecte qu’au speculum…
La traversée des apparences, véritable anabase coréanologique, réclame la patience d’une initiation et la bienveillante médiation des maîtres. Au temps pour le misérable touriste : Séoul se mérite. On ne s’étonne pas d’y voir logiquement œuvrer coréanistes et travelogueurs qui situent invariablement le vrai Séoul dans le dédale retiré des ruelles bancales aux odeurs poignantes quand ce n’est pas aux inévitables lueurs orangées d’un pojang mach’a. C’est beau, une ville, la nuit. Identiquement épais de toute une socio-anthropologie bien intentionnée, on retrouve le procédé dans ces expositions de la municipalité de Séoul où, à côté de la double rafale des palais de bois et des buildings de verre, une série de visages – homo seouliticus soucieux, épreuve en noir et blanc – saisis à fleur de pavés disjoints se voit chargée de nous dire la vraie ville : ses habitants.
Qu’on ne s’y méprenne pas. S’il s’agit de jouer le sens de l’habiter contre la forme du paysage, l’expérience humaine contre l’arrogance technique, la société contre l’État autoritaire et le capitalisme brut ou s’il s’agit de sauver Séoul contre son évidente dureté en y identifiant un capital négligé de douceurs, le dispositif est banal, mais utile, nécessaire, urgent. S’il s’agit encore d’ouvrir, de compliquer, d’enrichir, de décaler ce que la quête ordinaire des images simples, distrayantes et pittoresques méconnaît, écrase et méprise, s’il s’agit de traquer la vérité d’une ville derrière les illusions pailletées et mensongères de sa « communication », le dispositif est sain, utile, nécessaire, urgent.
Il a un coût. Voire : il m’est quelquefois fort suspect de voir le propos céder à la quête du Graal de l’authenticité et incapable de remarquer que le vrai Séoul convoité (vraiment coréen s’entend) renvoie simplement à un pittoresque de la profondeur. A un pittoresque à la puissance seconde et comme plus sympathique d’avoir été « mérité », plus légitime d’être multiplement « correct ». Par marges socio-spatiales interposées, on glissera insensiblement et sans y prendre garde du refus de l’image première à l’exaltation seconde du bizarre, à la poétisation du marginal… à ce qui guette tout consommateur et fabricant d’images (sciences sociales exotiques – elles le sont toujours– y compris) : l’esthétisation du social et des rapports sociaux : coréanisation de la pauvreté, pauvreté de la coréanisation.
A trop goûter ces coulisses comme lieu unique de la vérité, on y oubliera presque que l’avant-scène déplaisante ou inauthentique du Séoul facilement offert est peuplée, pour l’essentiel, d’acteurs locaux ordinaires et de Coréens terriblement normaux. Faut-il aussi se résoudre à ne voir errer qu’un peuple hagard de fantômes dans ces « non-lieux » ultimes de Séoul que constituent le pompeux lobby de l’hôtel Hyatt, les mornes quartiers à « villas » de Kangnam ou les hideux parcs de loisir pour classes moyennes en bord de Han – fantômes illicites déniés au sens de la « vraie ville » et exclus de son identité ? Ou faut-il les prendre au sérieux et, lâchant guides et travelogues, tâcher de comprendre ce par quoi eux aussi donnent sens à leur « habiter Séoul» ?
Un tout autre exercice…
Car comment peut-on être Séoulite ? Mon esprit de Parisien a beau tenter depuis longtemps et par métier de s’arracher à tout ce qui l’encombre pour avancer des réponses et paraître plus intelligent et délié qu’il n’est. Rien n’y fait. C’est que mon corps de Parisien est bête : il résiste. Par là-bas, non, décidément, il n’a aucune désir d’habiter. Car comment peut-on être Séoulite ?
Alain Delissen
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