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  • Writer's pictureMarion Gilbert

Analyse d’un succès : Squid Game

Attention : cet article contient des spoilers !

Illustration de Johanna Chmakoff

Les films qui s’inspirent des jeux de survie n’ont rien de nouveau. La génération japonophile désormais trentenaire se demandera sans doute même pourquoi Squid Game a autant de succès alors qu’il ressemble étrangement à Battle Royale (de Kinji Fukasaku), sorti 20 ans auparavant. Le réalisateur de la série ne cache pas s’en être inspiré. L’intrigue est simple : des personnes sont emmenées contre leur gré dans un endroit isolé où elles seront amenées à s’entretuer et le dernier survivant gagne une somme d’argent importante. En Europe, Hunger Games se situe dans la même lignée et a acquis une grande notoriété. Dans ce cas, peut-on dire que les mêmes recettes font les mêmes succès ? La nouvelle génération a-t-elle oublié – ou plutôt jamais vu – les classiques qui ont forgé la génération précédente ? Est-ce que vraiment, Squid Game marche parce qu’il s’inscrit dans ce qu’on appelle la « vague coréenne » (hallyu) ?


D’une part, il est clair que Squid Game tente de reprendre les codes de la longue tradition des films noirs sud-coréens, Old Boy, The Host, The Stranger, Memories of Murder et bien d’autres. De la bagarre, des ennemis invisibles et mystérieux dans un premier temps, de la vengeance sociale, une fin tragique... Non pas tant à cause de la mort d’un ou plusieurs personnages, mais à cause du sentiment d’injustice qu’elle crée. Par exemple, la mort en elle-même suscite peu le choc chez le spectateur, plutôt déconcerté et attristé par les circonstances de certaines morts. Pour reprendre Camus, c’est « la mort pour tous mais à chacun sa mort ». Par exemple celle d’Ali, qui a été trahi et meurt d’avoir été trop gentil, celle d’Oh Il-nam, papi sénile qui fait preuve d’une soif de vie alors qu’il est à l’aube de la mort, celle de la mère de Gi-hun, qui n’a pas pu recevoir les soins médicaux nécessaires à sa survie parce qu’il lui était impossible de les payer. Ce sont les émotions qui assaillent et dérangent le spectateur face à l’impossibilité d’accepter des situations profondément injustes. En revanche, la conclusion première et évident de Squid Game se devine assez rapidement au fil de l’histoire. Des riches s’amusent de voir s’entretuer des pauvres qui acceptent le massacre pour devenir riche. On y voit dépeint une misère sociale de personnes surendettées pour différentes raisons. Tout le monde y passe : le vieux garçon dépendant de sa mère, la transfuge nord-coréenne, l’immigré qui n’arrive pas à se faire une place dans un pays étranger, le bon élève qui n’a en réalité rien de bon en lui, etc. Les personnages se dévoilent à mesure des épisodes, et si Gi-hun devient de plus en plus sympathique, d’autres, comme Sang-woo s’effondrent dans un marasme d’antipathie.


Néanmoins, la série se détache à de nombreux égards du cinéma pour s’ancrer dans un discours bien plus ancien : celui de la victimisation. Plus le temps passe, et plus le spectateur comprend que les personnages ne sont pas fondamentalement mauvais. Au contraire, celui qu’on pensait abject a en réalité été traumatisé par une grève meurtrière lors de laquelle sont morts des collègues de travail, et la transfuge exécrable porte le poids d’une famille à faire passer au Sud sur ses épaules. On ressent de l’empathie pour des individus qui se trouvent, chacun différemment, dans une situation misérable dont le malheur est toujours intrinsèquement lié à la Corée du Sud que ce soit par la division (encore !), la pauvreté des seniors et les inégalités sociales.


Depuis la sortie de Squid Game, nombreux sont les articles qui en parlent comme d’une satire de la société sud-coréenne, au mieux d’une satire du capitalisme. Cela renforce les discours sur soi produit par la Corée du Sud comme un pays invivable. Les jeunes Sud-Coréens qualifient le pays de « Hell Choson ». Par ce terme, la Corée du Sud est comparée à un enfer traditionnel, confucéen, primitif et féodal où les individus ne réfléchiraient pas par eux-mêmes mais seraient déterminés par des morales qui les dépassent. Or, comment prendre en compte ces discours sur l’enfer social alors qu’il s’agit de la 11e économie mondiale et que les Sud-Coréens sont parvenus à destituer pacifiquement une présidente, certes, mais fille de dictateur, en 2017 ? Où trouver le confucianisme alors que les femmes ne font plus assez d’enfants pour renouveler la population ? L’enfer coréen n’est pas à voir dans sa tradition, mais au contraire dans sa modernité. Le discours de la victimisation face à la division a fait place à une victimisation sociale par le néo-libéralisme.


Ainsi, l'expérience Squid Game ne nous en apprend pas tant sur la Corée du Sud (puisque le discours véhiculé n’est pas nouveau) que sur nous-mêmes (puisque la très large réception de cette œuvre audiovisuelle, elle, est nouvelle). Le succès n'est donc pas tant dû à l'œuvre audiovisuel qu'à l’identification qu’elle engendre dans le monde entier - la série étant la plus regardée de la plateforme Netflix présente dans 190 pays. La réception de l’œuvre ne se limite pas à son visionnage. En effet, les évènements marketings pour faire de la publicité à cette série alors qu’elle était déjà connue se sont multipliés. Les spectateurs ont ainsi pu par exemple participer physiquement à des jeux Squid Game organisés dans des cafés et les ventes de Vans blanches sans lacets ont explosé au point de créer des ruptures de stock. On ne se contente pas de regarder, on s’approprie les codes vestimentaires des personnages, on s’amuse de reproduire des jeux originellement meurtriers et violents dans un décor édulcoré. Comment ne pas comprendre alors que le sujet ne concerne pas tant les Coréens qui, certes, créent la fiction, mais nous, puisque nous devenons nous-mêmes ces personnages qui s’entretuent ? Les jeunes générations regardent et apprécient Squid Game parce que qu’elles se reconnaissent dans ce qu’elles voient à une époque où elles tentent de se faire une place dans un monde de désillusion où la néo-libéralisation crée sans cesse davantage d’inégalités, où les plus pauvres sont convaincus qu’ils sont les marionnettes des plus riches et où la tentation de se libérer de ce schéma en gagnant le pouvoir par la violence se fait de plus en plus grande. Or la règle fondamentale de ces jeux est claire. Si la majorité des participants votent contre, le massacre s’arrête. Si les joueurs ont décidé d’arrêter une première fois, ils sont ensuite retournés dans les jeux de leur plein gré. Plus que jamais, c’est la démocratie qui est au cœur de l’histoire et nous rappelle une leçon : jusqu’où utiliserons-nous l’excuse de nos inégalités pour justifier des choix politiques extrêmes ?


Marion Gilbert

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