Dernier film en date du prolifique réalisateur Hong Sang Soo, qui ne semble pas faiblir dans le rythme de production de ses films (avec au moins deux sorties par an depuis 2021 !), La romancière, le film et le heureux hasard (<소설가의 영화>, « le film de la romancière » dans une traduction plus littérale du titre original) est le deuxième film du réalisateur avec celle qui semble devenir une de ses nouvelles actrices phares, Lee Hye Young, déjà actrice principale dans son précédent métrage Juste sous vos yeux (<당신의 얼굴 앞에서>). Le réalisateur ne délaisse pas pour autant ses acteurs fétiches avec la présence de Kwon Hae Yo ainsi que de sa muse et épouse Kim Min Hee.
© Arizona Distribution
Nous suivons ici Jun Hee, la romancière du titre, interprétée donc par Lee Hye Young, lors d’une visite chez une amie libraire, et ses errances où elle rencontrera par hasard une connaissance réalisateur (interprété par Kwon Hae Yo) ainsi que sa femme (Cho Yun Hee), et enfin la rencontre avec une actrice, Gil Soo (interprétée par Kim Min Hee) qui sera pour Jun Hee l’élément déclencheur d’un nouvel élan créatif la poussant à vouloir réaliser un court métrage avec Gil Soo et son mari, toujours hors champ.
Malgré sa forme à chaque fois plus épurée de film en film, où le nombre de plans et de scènes semble se réduire de plus en plus, Hong Sang Soo fait preuve de toujours plus de maîtrise dans la disposition de son film. On pourrait y voir une énième variation sur ses thèmes de prédilections, suivant ses habituels artistes petits-bourgeois, presque au chômage, banalement dépeints. Tout en ne surprenant pas de primes abords en se contenant à ses plans fixes, panneaux, et quelques zooms caractéristiques, il y a pourtant ici encore du nouveau et de la surprise dans cette maîtrise du réalisateur, notamment par une incursion du réel encore plus forte que précédemment.
Ces éléments peuvent être discrets et relativement habituels dans le processus créatif du réalisateur, comme le parc où se balade Jun Hee lors de sa rencontre avec Gil Soo, qui se trouve être un parc avoisinant le lieu de résidence du réalisateur, qui n’a jamais caché puiser d’abord dans son univers familier pour construire ses films :
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« C’est ce qui explique, je pense, que je ne peux prendre comme point de départ de mes films que des choses qui me sont proches, cela peut m’emmener plus loin, mais toujours en ayant un modèle de départ. »
Propos ici rapporté par Vincent Malausa dans un numéro spécial des Cahiers du Cinéma sur le réalisateur en 2012, pour lequel il avait suivi le réalisateur dans les lieux de ses déambulations séoulites, il ajoute d’ailleurs sur Hong Sang Soo :
« On sent le cinéaste creuser dans l’espace un chez-soi affectif et familier. »
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Il y a aussi cette mystérieuse petite fille, passant devant la vitre du restaurant dans lequel Jun Hee et Gil Soo discutent, qui s’arrête pour fixer les deux femmes, ou la logistique d’un tournage inhabituel dans son quartier, jusqu’à ce que Kim Min Hee ne finisse par sortir discuter et même partir avec elle avant que la scène ne s’achève. Le réel prend le pas sur le film, il n’est pas sous contrôle, et Hong Sang Soo semble s’en accommoder, voire le provoquer à intervenir en se submergeant d’éléments familiers lors du tournage.
Cela semble être au cœur des conseils qu’il a pu prodiguer à ses élèves à l’université de Konkuk, (toujours dans des propos du même numéro des Cahiers de 2012) :
« J’insiste d’abord sur le fait que la matière de leur film doit être intimement liée à leur vie et à leur expérience personnelle. Il faut se prémunir des questions de style ou des désirs d’imitation, même si c’est très difficile et qu’il y a une résistance naturelle qui empêche souvent de franchir ce cap et de se livrer à un travail sur soi. »
Lorsque le film semble prendre une forme cyclique, alors que Jun Hee et Gil Soo retournent ensemble chez la libraire de la scène d’ouverture et qu’on semble se diriger vers la fin du film, il va plutôt rompre la boucle et délivrer son pied de nez le plus direct à la séparation entre le film et le réel, dans ce qui est peut-être la proposition la plus intime jamais vue dans la carrière du cinéaste. En effet, Gil Soo accepte finalement la proposition de Jun Hee afin de tourner dans son film, mais va s’endormir suite à leur discussion alcoolisée dans la librairie avec les autres convives. S’ensuit une ellipse jusqu’à la projection du film de Jun hee, que Gil Soo regarde seule. Le court métrage, montré en entier, n’est autre qu’une vidéo de quelques minutes, filmée par Hong Sang Soo lors d’une balade dans le même parc évoqué précédemment, avec Kim Min Hee et sa belle-mère. Même s’il s’agit du court de Jun Hee, c’est donc encore Hong Sang Soo derrière la caméra, qui filme avec une grande douceur son épouse ramasser des fleurs, tout y semble dédié à cette femme qu’il filme constamment, lui rappelant son amour, et passant même en couleur lorsque celle-ci le lui demande (tout le film était jusqu’alors en noir et blanc). S’en suit alors le générique (du film et non du court, ce qui contribue à cette (con)fusion formelle entre les deux), ainsi qu’une scène finale ou Gil Soo, bousculée, attend seule devant la salle dans un sas d’accueil, sorte de sas intermédiaire entre ces deux films, ces deux états de la même actrice, dans lesquels elle semble enfermée avant qu’on lui permette d’en sortir, et de clôturer les deux films.
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Il y a toujours eu dans la filmographie d’Hong Sang Soo des parallèles avec son milieu social et même sa vie personnelle, qui sont peut-être encore plus appuyés depuis l’arrivée de Kim Min Hee dans sa vie/ses films, comme dans Seule sur la plage la nuit, <밤의 해변에서 혼자>, dont le personnage de l’actrice avait eu une aventure avec un personnage réalisateur, faisant écho à leur propre rencontre. Ces évocations, toujours en dehors de toute idéalisation et même souvent pinçantes, présentent les figures artistiques, particulièrement masculines, plus comme des dragueurs égocentriques que comme des créateurs de génie. La romancière ne déroge pas à la règle avec l’entrée en scène du personnage du réalisateur jouée par Kwon Hae Yo, habitué des rôles de réalisateur/éditeur/artiste aux mœurs légères, d’abord présenté ici à Jun Hee par sa femme qui insiste pour qu’elle aille le saluer, arguant que sa timidité et sa pureté l’empêchent de le faire… Hong Sang Soo lui-même semble faire partie en creux de son propre film : le mari de Gil Soo, qui ne sera jamais montré, même dans le court métrage de fin puisqu’il porte la caméra, sera sans cesse évoqué par sa femme et Jun Hee qui insiste pour qu’il soit présent dans son court, n’est autre qu’un avatar invisible du réalisateur qui révèle en entretien après la projection qu’il n’aurait pas pu le montrer, puisque cela aurait signifié qu’il passe devant la caméra, ce qu’il ne fait jamais.
Il y a donc bien ici une irruption du réel plus prégnante encore qu’à son habitude, puisque Hong Sang Soo lui-même plane autour des personnages du film, et aborde sans retenue sa relation avec Kim Min Hee, livrant un extrait vidéo parfaitement intime et précieux. Il embrasse sans aucune retenue son cinéma et sa femme simultanément, dans un jeu méta filmique qui aurait pu être grossier, si l’ellipse et l’endormissement qui l’amorcent n’étaient pas déjà des éléments récurrents de son cinéma. Ceux-ci ouvrent la possibilité d’une fracture. La torpeur et le rêve qui amènent parfois chez Hong Sang Soo une forme de résolution, ou en tout cas de confrontation, pour les personnages et leurs maux, comme dans Seule sur la plage la nuit, <밤의 해변에서 혼자>, ou Introduction, <인트로덕션> où les personnages principaux des deux films se voient offrir une dernière interaction avec un ancien amant pour l’une et un amour de jeunesse pour l’autre. L’endormissement est comme un déclencheur de cette perturbation filmique, cette rupture la remet d’ailleurs au centre de tout, du film mais également de l’attention des réalisateurs (Hong Sang Soo et Jun Hee, tous deux fascinés par elle), au point que comme nous l’avons déjà évoqué, elle lui redonne la couleur. La présence de film dans le film, ou de segments est également habituelle dans son œuvre (on citera Conte de cinéma, <극장전>). Le glissement de la fin du film vers cette confession personnelle, aussi évidente soit elle, et puissante esthétiquement, se fait donc tout en douceur grâce à la densité de l’œuvre du réalisateur qui rend ses artifices de mises en scène familiers sans les priver de leur force.
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