Artistes « coréens » entre France et Corée
L’expérience Sonamou est une belle aventure et fut, dans ses prémices, l’envie d’une mise en commun des moyens de créer, en se préoccupant d’ateliers et d’espaces, de visibilité aussi et donc d’exposition, tout en restant ouvert aux artistes étrangers, même si les fondateurs sont tous des artistes de Corée et que plus de la moitié de ses membres, 46 à l’origine, proviennent tous de Corée. De ce point de départ, ouvert et pragmatique, sur fond de solidarité entre artistes d’horizons très divers, l’évolution se fait vers une nouvelle approche, une nouvelle « définition » et donc un nouveau nom, soit l’association Sonamou des artistes coréens en résidence en France, après la démolition fin 2001 de l’usine désaffectée d’Issy les Moulineaux qui avait été mise à disposition de l’association en 1991, moyennant un loyer très modique. C’est sur cette nouvelle base que va se développer l’association qui reste très active jusqu’en 2021, date de son 30ème anniversaire, marquée par une exposition au Centre Culturel Coréen. Si l’origine géographique des artistes renvoie dès lors à la seule Corée, subsiste, cependant, le concept de départ reposant sur l’ouverture et le renouvellement, le respect de la liberté de chacun, la solidarité entre générations, la création d’un véritable réseau entre des artistes au profil très varié, mais qui tous ont en commun de venir de Corée et d’habiter en France.
L’esprit est donc toujours à la diversité et à la créativité, et non pas au repli communautaire comme pourrait le laisser penser le nouveau titre de l’association d’artistes « coréens », des artistes souvent bien intégrés en France, curieux de l’art actuel qui s’y développe toujours, ouvert à tous les continents, tout en restant profondément attachés à leur origine coréenne. Y a-t-il pour autant cohérence entre les uns et les autres, une ligne directrice qui puisse se dégager entre ces artistes à l’approche par définition personnelle et donc par là-même souvent très différente ? La question peut se poser après 30 ans d’activité de l’association Sonamou, puisque tous les artistes à l’heure actuelle, 56 aujourd’hui, se définissent, à des degrés divers, par cette double appartenance culturelle, française et coréenne. En d’autres termes, le nouveau titre de l’association signifie-t-il qu’on est artiste « coréen », résidant dans un pays étranger, comme on serait un artiste « français », un artiste, « chinois », un artiste « japonais » ?, ou alors simplement qu’il s’agit d’artistes qui viennent de la Corée, et se retrouvent ensemble, parce que tous confrontés à la même situation d’expatriés dans un pays très loin de leurs propres racines, à l’autre bout de l’Eurasie, par rapport à leur pays d’origine ? En fait, on est artiste d’abord, en dehors de toute connotation géographique.
Pourtant, malgré tout, et cela, que l’on le veuille ou non, on vient toujours de quelque part. D’où l’intérêt à mon sens de l’expérience Sonamou dans sa première version comme dans sa version récente. Dire en effet artiste « coréen », en soi, est d’ores et déjà polémique, voire même problématique puisque le terme « coréen » n’existe pas en Corée. On dit « Hanguk saram » à Séoul, « Choson saram » à Pyongyang, chacun se référant à une facette différente de l’histoire de la péninsule coréenne. Les artistes Sonamou sont venus à Paris pour une certaine vision de l’Art, Paris comme capitale des Beaux-Arts – une image qu’avait véhiculé le Japon dès la fin du 19ème siècle. Ils y sont venus aussi pour une certaine idée de la modernité à l’instar de leurs ainés dans les années 1950, de Rhee Seund-ja à Kim Whanki, en passant par Nam Kwan et bien d’autres encore, sans oublier Kim Tschang-yeul qui met fin à son séjour new-yorkais, dont il garde un souvenir pire que celui de la guerre de Corée, pour gagner la capitale française où il décide finalement de rester. A Séoul d’ailleurs, le concept d’art coréen est absent dans le domaine de l’esthétique ou bien de la critique, sauf à mentionner le terme « Hangukhwa » crée dans les années 1970, en écho au mouvement japonais « Nihonga », mais qui ne s’applique guère, en fait, qu’à la manière orientale.
Il est par ailleurs malvenu de cantonner les artistes Sonamou à une approche uniquement asiatique, tant les jeux d’écho et de correspondances sont légion entre l’Orient et l’Occident, et ce dans les deux sens, depuis les jésuites en Chine, à la cour des Qing ou l’estampe japonaise, sous la période Edo, au voyage de Pierre Soulage au Japon ou à celui d’Yves Klein. L’association Sonamou, en outre, ne limite pas ses activités à la France ou à la République de Corée, mais diversifie ses lieux d’exposition en Europe ou aux Etats-Unis. Les artistes coréens Sonamou sont donc bien des artistes provenant de Corée et qui se revendiquent comme tels, jouant même un rôle moteur sur la scène coréenne, mais ils ne sont pas des artistes « coréens », au sens du reflet d’une manière locale, ou encore nationale. Pourtant, jusqu’à quel point restent-ils étrangers à l’atmosphère ou à l’esprit du pays de résidence, qu’ils ont choisi comme nouvelle terre d’élection ? A la différence des artistes coréens en Amérique qui bien souvent deviennent Américains, voire des artistes coréens en Chine qui parfois font leur les codes et les valeurs de leur pays d’accueil, les artistes Sonamou gardent leur singularité dans un pays qui a su respecter leur originalité, tout en les accueillant. Peut-on pour autant chercher à définir celle-ci même si l’exercice est pour le moins périlleux ?
Sans doute peut-on souligner d’entrée de jeu la très grande majorité de peintres, même si sculpture, installation et numérique sont également présents. Peut-être peut-on souligner aussi la considération que l’on a en Corée comme en France, pour le statut d’artiste et pour l’art, qui est tout sauf un divertissement, un simple jeu d’argent. Peut-être peut-on souligner également un certain classicisme qui va de pair avec le sens de l’expérimentation, un goût pour la sobriété, le refus du discours, de la provocation ou de la dérision. L’art, comme dans le royaume de Corée sous la période Choson, est affaire de lettré, même si l’on se réfère aussi parfois au chamanisme. Formés en Corée à l’université par des professeurs, eux-mêmes formés en Occident, c’est en France que bien souvent les artistes retrouvent leur « coréanité », quitte à la définir de façon très nouvelle, loin de tout conservatisme, même si certains peuvent aussi s’inspirer de la culture d’accueil, des cathédrales gothiques aux mouvements picturaux, impressionnistes, nabis ou bien expressionnistes, quitte à les revisiter avec un œil nouveau. La France est ainsi une opportunité pour chacun de prendre du recul par rapport à Séoul, pour mieux se définir, en toute liberté, loin de tout conformisme, tout en restant très lié à la capitale coréenne. Les artistes jouent ainsi un rôle de pionnier, loin des chapelles et de toute pression.
L’intérêt de l’association Sonamou est ainsi à mon sens, outre la qualité des artistes, son exigence, sa ligne, sa flexibilité, comme sa longévité, preuve s’il en est de sa capacité à se renouveler, comme le montre sa réceptivité à toutes les expériences nouvelles de son pays d’accueil, son ouverture réelle, mais aussi sa solidarité. Par là-même, Sonamou reste fidèle à l’idée initiale et témoigne d’un sens quelque peu visionnaire par sa capacité à fédérer des artistes qui sont autant d’individus au parcours personnel, entre abstraction et figuratif, monochrome et portrait, les uns jouant l’acrylique, d’autres le papier de murier ou bien l’écran plasma. Dans l’ensemble, la tenue est réelle ; l’approche est humaniste, entre réserve, distance, rigueur, avec le sens du rythme et de la mise en page, sans jamais jouer le déni du réel ou bien la transgression. Souvent la vision est lyrique ou encore onirique, faisant la part du rêve et de la poésie. Mais il n’y a pas d’extrême ou de facilité, de vulgarité ou de médiocrité, toujours une certaine élégance et le goût de la ligne, d’une composition épurée qui flirte avec l’abstraction, le sens de la note juste. L’approche est sensible ; elle n’est pas conceptuelle, peut-être parce que l’association dans cette approche humaine témoigne d’une composition harmonieuse, relativement équilibrée, entre artistes féminins et artistes masculins.
©Sonamou, Johanna Chmakoff, 2023
Peut-être faut-il y voir aussi l’écho d’une tradition confucéenne qui modela le pays pendant près de six siècles et qui reste très présente, même aujourd’hui encore, une tradition qui fait de l’excellence et de la connaissance les bases de son système, un système bien plus souple et beaucoup plus flexible que l’image qu’on en donne souvent en Occident. L’art ici est avant tout visuel et non pas cérébral comme quelquefois en France, où il se veut parfois polémique, théorique, en rupture avec la société. L’approche reflète une certaine vision hégelienne, où l’Art se veut la quête de la beauté, celle de l’harmonie du monde, la recherche des forces sous-jacentes qui régissent l’univers, et cela peut-être au grand dam de certains critiques d’Occident, cultivant, parfois pour le plaisir le thème de l’artiste maudit, version 19ème siècle. Dès sa première exposition, en 1992, l’association avait joué une ligne indépendante, en pariant sur « l’art contemporain », comme élément fédérateur entre tous les artistes, pour leur majorité des peintres, vus comme une grande « famille », sans s’enfermer dans une vision qu’on dirait « asiatique », tout en plaçant la manifestation sous le signe du pin, Sonamou, l’arbre par excellence favori des lettrés, symbole de la longévité dans la Corée passée. Trente ans après, Sonamou, là encore, joue une musique personnelle, de façon décalée.
Dans une double exposition, elle se réfère à L’évènement de la nuit, crée il y a cinquante à Paris, par le peintre Kim Tschang-yeul, originaire du nord, auquel elle rend hommage, entre Noir et Couleurs. Là encore, l’idée reste la même, sous une forme différente – Malgré son apparence modeste et sa fragilité, la goutte d’eau, aux allures de perle ou bien de larme, traverse au fil des millénaires même les pierres les plus dures pour créer son chemin.
Le 04.10.2022
Pierre Cambon
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