ou comment un modèle importé, parfois, tourne au désastre…
À l’issue d’un mouvement de foule, encore inexpliqué, les célébrations d’Halloween à Séoul tourne au jeu de massacre : plus de 150 morts officiellement recensés, plus quelque 130 blessés, le 30 octobre 2022*. Comment en est-on arrivé à un tel désastre, quand la fête d’Halloween en Corée ne représente rien, si ce n’est un imaginaire anglo-saxon, introduit récemment, un monde du rêve passablement gothique et pour le moins malsain, auquel les médias ces jours-ci donnent une résonnance toute particulière, on ne sait trop pourquoi, sauf à véhiculer les non-dits et toutes les frustrations d’un monde américain, définitivement protestant, pétri d’interdits et de politiquement correct, qui reprend à son compte, quitte à les remodeler, des traditions venues d’Irlande, avec la grande famine en 1847, celles-ci plongeant dans un passé à l’origine bien plus ancienne, de tradition celtique, sur fond de paganisme.
©Johanna Chmakoff, 2023
Halloween, tel qu’il est traduit désormais, apparait ces temps-ci comme le retour du macabre, du monde de l’au-delà, d’un surnaturel aux allures généralement morbides, quand le calendrier chrétien invite, en revanche, à la fête des saints et à celle des défunts. Cette déformation de sens est pour le moins révélatrice d’une société qui joue la transgression, sans l’assumer vraiment, tout en profitant de l’évènement, par delà les codes d’un système pour le moins conformiste. Comment de telles festivités, toutefois, ont-elles pu avoir une telle résonnance en Corée, pour en arriver à de telles conséquences ? Peut-être parce que la levée des tabous dans un univers sous pression, sur le mode de la fête des fous, où, l’espace d’un temps, le code social peut se voir bousculé de façon radicale, n’est pas sans trouver un certain écho en Corée ces temps-ci. Peut-être aussi parce que le goût d’un univers glauque fait contrepoids à un consumérisme effréné dans un monde souvent aseptisé.
Les ténèbres contre la transparence affirmée parfois d’une façon quasi autocratique, l’obscur contre le positivisme, affiché de manière mécanique, mais qui finit quelque fois par lasser par sa platitude même, et son absence de réponse aux questions les plus existentielles, le surnaturel enfin comme piment nécessaire dans un univers où la banalité est reine. La Corée aime à cultiver les records. Ceux-ci en l’occurrence sont particulièrement sinistres, mais montrent une jeunesse largement sous emprise d’un modèle étranger, notamment les jeunes femmes, le plus gros contingent des victimes du 29 octobre, tout comme d’un système médiatique, plus ou moins frelaté – reflet d’une sous-culture volontiers infantilisante et qui ne s’en cache pas ; reflet aussi d’une société où le doute est le maitre, quand le héros de l’aventure est Jack à la lanterne qui se voit refuser l’accès au paradis, mais aussi aux enfers.
Se retrouver piégé dans une « fête » absurde, aux arrières - plans douteux, vaguement nauséabonds, témoigne chez certains d’une attitude totalement immature, et pour le moins naïve, sauf à céder à la fascination de la mort, à la mode mexicaine, sur le modèle anglo-saxon, sur fonds de légendes, issues des iles britanniques, auxquelles les Etats-Unis ont donné un écho planétaire par le biais d’Hollywood et des séries Disney. Le résultat d’une telle pratique est triste. Il est révélateur aussi d’une jeunesse de plus en plus fragile et en manque de repères, déboussolée devant un avenir de plus en plus complexe, pour le moins incertain, et qui se réfugie dans des rêves infantiles, croyant y trouver sens, ou au moins amusement – ou comment la bêtise, le mauvais goût et l’inculture, sont érigés en système, au nom d’un « entertainment », plus ou moins dévoyé, qui n’est pas toujours sans enjeux financiers.
Ce qui n’était apparemment qu’un « jeu », présenté comme « festif », a entrainé à sa perte une foule inconsciente, qui pêche par une confiance trop grande dans les mots d’ordre lancés par une société de consommation, consumériste et hédoniste. Par un retour ironique des choses, toute une jeunesse se voit ainsi fauchée par une célébration qu’elle avait cru « tendance », parce qu’elle est bon public, fascinée qu’elle est par le « grand frère américain », même si elle s’en défend. De façon symbolique, ce naufrage a eu lieu dans le quartier d’Itaewon, non loin de l’hôtel Hamilton, un lieu mythique dans les années 1980, au passé sulfureux, sur fond de couvre-feu, aux marges de la base américaine, installée en plein cœur de Séoul. Dans ce quartier que domine aujourd’hui, à son extrémité, une mosquée de type post-moghol, l’hôtel Hamilton était alors l’épicentre de la vie nocturne à Séoul.
Sur fond de discothèque, d’alcool, de boites de nuit et de bars, voire d’une prostitution plus ou moins clandestine, il était à l’image d’un monde interlope que fréquentaient les étrangers, quand la partie coréenne de la bonne société tendait à l’éviter. Depuis le quartier s’est normalisé, après les Jeux Olympiques, en 1988, restant un haut-lieu touristique, ouvert aux étrangers, avec l’apparition de galeries d’art contemporain de qualité ou du musée Leeum, qui abrite avec goût les très belles collections de la fondation Samsung à Séoul, dans le domaine patrimonial coréen ou dans celui de l’art actuel. Halloween en 2022, pourtant, voit le quartier rattrapé, près de quarante plus tard, par son passé « américain », soulignant les limites de cette société mondialisée, qui se veut multiculturelle, à la mode coréenne, mais reste fascinée par la sirène américaine. Depuis quand, toutefois, joue-t-on avec la mort, sans y perdre son âme ?
*Cet article, qui n’engage que son auteur, a été écrit le 31 octobre 2022, alors que le décompte précis des victimes n’était pas encore connu.
Pierre Cambon, Paris, 31 octobre 2022
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