Patrick Maurus (PM) : Comment se décide-t-on à écrire un livre sur la RPDC, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas bonne presse ? On peut poser la question autrement : Comment informer sur la RPDC qui n’a droit en général à qu’à des approximations ou des condamnations ?
Delphine Jaulmes et Alexia Muller (DP & AM) : C’est véritablement notre séjour en Corée du Nord, en 2016, qui a été le déclic. La presse se limite à décrire la Corée du Nord comme un pays dirigé par un dictateur fou ayant pour unique objectif de développer son arsenal nucléaire pour attaquer les Etats-Unis. Avant de s’y rendre, il est donc facile d’avoir d’énormes a priori… qui tombent un à un une fois sur place. Nous avons donc voulu partager notre expérience en Corée du Nord ainsi que les aspects culturels de ce pays peu souvent abordés pour que justement on ne s’arrête plus simplement au côté politique et militaire de la Corée du Nord, mais que l’on voit aussi le reste. La Corée du Nord c’est aussi une population qui comme tous, ont un travail, une vie de famille et des loisirs.
PM : Matériellement, comment travaille-t-on sur la Corée du Nord ?
DP & AM : Si comme nous, vous avez la « collectionnite aiguë », vous ramenez certainement de nombreux souvenirs de voyages. Les nombreux kilos de livres que nous avons ramenés ont décontenancé nos camarades nord-coréens, et attiré la suspicion des douaniers ! En plus de ces ouvrages, nous avons également consulté le site internet nord-coréen Naenara.
Par la suite, nous avons été amenées à compléter ces sources primaires par des sources secondaires, ce qui a été la partie la plus délicate. Mis à part quelques ouvrages et auteurs de référence comme Philippe Pons, Patrick Maurus, Bruce Cumings, ou Antoine Bondaz, pour n’en citer que quelques-uns, il existe aussi de nombreux ouvrages ou articles peu fiables ou n’apportant pas grand intérêt. Certaines légendes urbaines sont reprises partout, et il est donc parfois difficile de savoir si les faits reposent bien sur une source légitime.
En bref, nous avons donc privilégié notre propre expérience, des sources nord-coréennes, des sources académiques, mais aussi des informations issues de tours opérateurs exerçant en Corée du Nord.
PM : Est-ce que la méconnaissance générale du public francophone a orienté le choix de vos sujets ?
DP & AM : Complètement, il s’agit de faire connaître un pays qui a une histoire et une culture riche. Ces deux aspects passent malheureusement tous les deux à la trappe au profit du politique. Par ailleurs, même le côté politique est souvent peu compris car on entend parfois dire que la Corée du Nord est une dictature militaire (ce qui n’est pas le cas), et qu’elle est communiste (alors qu’elle est socialiste).
La ligne éditoriale de “Quelque chose de…” s’adressant à un public novice, cela nous a permis d’aborder de nombreux aspects de la Corée du Nord afin que le lecteur puisse en avoir une vision globale. L’idée est qu’un lecteur non averti puisse, grâce à notre guide culturel, avoir les clés pour mieux comprendre ce pays si mal connu. Pour certains sujets, nous n’avons donné qu’une base d’informations que le lecteur peut ensuite compléter avec des ouvrages plus spécifiques s’il souhaite en apprendre davantage.
PM : Pouvez-vous nous parler des choix d’illustration ?
DP & AM : Pour nous, il était important que les illustrations reflètent ce que nous avons vécu sur place. Coup de chance, l'une de nous, Camille, savait dessiner. C’était donc l’idéal. Elle a pu partager sa vision du pays à travers les illustrations. Certaines reprennent des éléments de nos photos, ou matériaux ramenés de Corée du Nord. D’autres sont tout simplement des souvenirs de Camille.
PM : Peut-on dire que votre travail développe un point de vue personnel ?
DP & AM : Dans la mesure où nous sommes allées en Corée du Nord et que nous y ajoutons des anecdotes personnelles, oui. Par contre, pour ce qui est des sujets politiques, nous nous sommes efforcées de rester le plus objectives possibles. Cela nous est d'ailleurs arrivé d’enlever des phrases qui reflétaient un peu trop notre opinion personnelle sur un évènement.
PM : Avez-vous eu des réactions nord-coréennes ? A quoi vous attendez-vous ?
DP & AM : Nous n’avons pas encore eu l’occasion de montrer notre travail à des Nord-Coréens. Ce serait d’ailleurs intéressant d’avoir leur opinion. Nous pensons et espérons qu’ils apprécieront le fait que nous parlons des aspects culturels si riches de la Corée du Nord, ainsi que des aspects du quotidien, si peu abordés habituellement. Nous souhaitions, à travers ce guide, faire connaître leur pays d'une manière plus positive que d’habitude.
Sur certains points, il est probable qu’ils ne soient pas d’accord avec nous. Par exemple, nos descriptions des trois leaders, et notre non-prise de position par rapport à l’identité du pays qui a déclenché la Guerre de Corée. Pour les Nord-Coréens, ce sont les Américains, et pour le monde occidental ce sont les Nord-Coréens. Nous avons juste donné les deux versions sans dire laquelle est la vraie. Tout simplement parce qu’on ne peut pas vraiment savoir puisqu’il n’y avait pas d’observateurs indépendants à ce moment-là et que la situation de part et d’autre de la frontière était déjà très tendue et en pleine escalade.
Ils devraient néanmoins apprécier certains points de vue que nous défendons. Par exemple, nous expliquons les différentes raisons qui ont pu pousser le régime nord-coréen à se doter de l’arme nucléaire. Raisons qui d’ailleurs peuvent justifier ce choix, ou en tout cas mieux le faire comprendre.
PM : Est-ce que votre livre est une sorte de réponse aux questions qui vous ont été posées à votre retour de RPDC ?
DP & AM : En effet, il est parfois difficile de répondre simplement à des questions comme “qu’as-tu découvert là-bas?”, “qu’est ce qui t’as le plus surpris?” ou “à quel point est-ce différent de chez nous?”. A travers Quelque chose de Corée du Nord, nous espérons y avoir répondu de la manière la plus complète possible.
PM : Avez-vous eu droit, comme beaucoup d’autres, à des critiques portant sur votre voyage lui-même et le supposé soutien que vous auriez apporté à la RPDC en y allant?
DP & AM : Bien évidemment! C’est un peu un passage obligé lorsque l’on rentre d’un séjour en Corée du Nord. Même si beaucoup de personnes sont curieuses, ouvertes d’esprit et souhaitent réellement s’informer sur ce pays si fermé, il y a toujours des irréductibles bornés. Ils n’ont jamais mis un pied en Corée du Nord mais, en se basant sur ce qu’ils ont lu dans la presse et vu à la télévision (qu’ils considèrent comme vérité absolue), ils savent mieux que vous (ou plutôt croient savoir) ce que vous avez vécu et vu là-bas. Ils refont donc tout votre séjour en niant tout souvenir agréable que vous auriez pu avoir, ou tout a priori qui aurait pu être déconstruit. S’il n’arrivent pas à vous faire changer de version (qui est pourtant la vraie), ces mêmes “spécialistes” finiront par dire que vous avez été payé par le régime ou que l’on vous a lavé le cerveau sur place…
PM : Il y a très peu de chiffres dans votre livre. Est-ce en raison de l’absence de statistiques dans ce pays ?
DP & AM : Oui et non. Il est vrai qu’en règle générale les données chiffrées sur la Corée du Nord sont peu nombreuses… et même présentes, il faut les prendre avec des pincettes étant donné que c’est un pays fermé et peu visité. Par ailleurs, notre guide s’adresse principalement à un public non averti sur la Corée du Nord. L’idée était donc d’expliquer l’histoire, la culture, et le quotidien du pays de façon simple. C’était donc un choix conscient et réfléchi de mettre le moins possible de données numériques dans le livre.
PM : Une remarque concernant votre bibliographie. Vous accordez une certaine importance aux livres fourmillant de ragots de Dayez-Burgeon. Pourquoi ? Vous parlez aussi du roman Bandi et vous le rementionnez dans votre bibliographie. Il n’y a qu’en France et bien sûr aux USA que certains accordent un crédit à ce faux manifeste. Pourquoi vous ?
DP & AM : Pour Pascal Dayez-Burgeon, “certaine importance” sont les bons mots. Nous ne considérons pas ces ouvrages comme étant forcément de référence… Nous avons consulté ce livre afin d’avoir une idée sur la manière dont est présentée la Corée du Nord dans les ouvrages académiques. Au-delà de cet aperçu, nous n’avons finalement pas extrait de faits ou de données sur la Corée du Nord pour les mentionner dans notre livre.
En ce qui concerne Bandi, effectivement nous le mentionnons dans le texte et dans la bibliographie. Il est vrai que son identité est toujours sujette à discussion: est-il vraiment nord-coréen? Point d’ailleurs que nous mentionnons. Néanmoins, il n’existe aucune preuve concrète aujourd’hui que ce qu’il évoque dans son roman est faux.. ou vrai d’ailleurs! On peut parler de deux passages. Tout d’abord dans la nouvelle “La ville des spectres”, Bandi raconte l’histoire d’un enfant qui a peur du portrait de Marx accroché sur la place Kim Il Sung. Il est vrai qu’aujourd’hui, ces portraits n’existent pas. Ils ont été retirés en 2012, ce qui veut dire qu’au moment où l’histoire se déroule, ils y étaient.
Plus loin, dans “Si près, si loin”, Bandi raconte que des écoliers sont emmenés pour voir une exécution. Ce passage nous a profondément choqué, il est pour nous impossible de croire, avec l’expérience sur place que nous avons vécu, qu’il y a toujours des exécutions publiques et qu’en plus, on y fasse assister les enfants. Mais Bandi est né en 1950 et son roman aurait été écrit en 2000 puisqu’il dit “je vis en Corée depuis cinquante ans”. Nous ne sommes allées en Corée du Nord que quinze ans plus tard, et nous ne rejetons pas l’hypothèse qu’il ait raconté des évènements antérieurs à l’an 2000. Nous n’excluons pas non plus, que tout ceci est faux. Encore une fois, nous n’avons ni preuves dans un sens, ni dans l’autre. Libre à chacun de se faire son propre avis en lisant l'œuvre de Bandi.
PM : Dans la partie cinéma, vous ne parlez pas de l’enlèvement du réalisateur sud-coréen Shin Sang-ok et de son ancienne épouse, l’actrice Choi Eun-hee, pourquoi?
DP & AM : Nous avons choisi de ne pas en parler car cet “enlèvement” peut être aussi sujet à discussion. En effet, au début de sa carrière dans les années 60, Shin Sang-ok a eu énormément de succès, ce qui lui a permis de devenir producteur. Mais au début des années 70 sa situation s’est dégradée. Le gouvernement de Park Chung-hee a durci les restrictions économiques, ce qui a eu un impact sur le monde cinématographique. Shin Sang-ok a dû contourner de nombreuses lois pour éviter de faire faillite. Avec le renforcement de la censure, Shin Sang-ok a perdu sa licence de producteur en 1975. Sa situation financière était délicate et on peut être en droit de se demander s’il a été enlevé ou s’il s’est rendu volontairement de l’autre côté de la frontière afin de faire parler de lui et de relancer sa carrière. Mais encore une fois, nous n’affirmons rien, nous disons juste que tout est à prendre avec des pincettes et qu’avec le contexte, il peut y avoir des interrogations.
PM : Un détail sur le christianisme, il y a bien des Chrétiens dans les églises… les participants aux voyages tan’gun peuvent le constater.
DP & AM : Nous n’excluons pas la présence de Chrétiens dans les différentes églises et temples. Lors de nos séjours nous n’avons pas eu l’occasion d’assister à une messe ou un culte et avons fait le choix de seulement raconter notre expérience.
Delphine Jaulmes et Alexia Muller, Quelque chose de Corée du Nord, Editions Nanika, 18€
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